Monsieur M. était mon professeur d’espagnol en 3ᵉ. Il était grand et mince. Ses cheveux avaient la couleur de ses yeux : noirs. Comme ses vêtements. Il ne restait jamais en place et se déplaçait lentement dans la salle de cours. L’espagnol qu’il nous enseignait était clair, limpide. Grave aussi. Et très musical. Je percevais déjà dans ses gestes et ses paroles une discrète, mais profonde, nostalgie. Depuis, j’en connais les raisons. C’est avec lui que j’ai appris et aimé cette langue qu’il était interdit de parler, du moins en ma présence, « à la maison ». Mon professeur d’espagnol était un homme bien et droit. Il m’aurait sans doute fait remarquer, aujourd’hui, ce substantif castillan Luz – Lumière – accolé à Saint Jean… On n’est jamais assez attentif aux sens des noms et des mots…
J’ai pu constater ce matin encore sur mon fil d’actualités de trop nombreux « indignés » de la politique, de la culture et du reste. J’ai aussi remarqué, chez ces derniers, un suivisme compulsif, pour ne pas dire pathologique, des polémiques et des outrances du moment. Un moyen finalement assez commode, songeai-je, pour attirer le maximum d’attention sur soi et sa page : le marché des « idées » étant dominé par des frustrations, des peurs et des violences de toutes sortes. Un souci narcissique de distinction finalement qui, paradoxalement, pousse et renforce la visibilité sociale de tel fait ou de telle opinion déjà largement promu sur les médias traditionnels et les réseaux sociaux. Loin donc d’un affranchissement des opinions et des pensées communes, j’ai l’impression, en lisant, survolant plutôt, ce genre de commentaires, de lire, sous des formes différentes, certes, un seul et même texte. Ce qui est lassant, et, pour tout dire, ennuyeux ! Comme ces images de voyages ou de dîners d’une extrême banalité ostensiblement présentées et commentées par leurs auteurs comme l’expression de moments uniques et merveilleux…
Extrait tiré de l’article signé Milan Kundera « L’inimitié et l’amitié » :
« Dans notre temps on a appris à soumettre l’amitié à ce qu’on appelle les convictions. Et même avec la fierté d’une rectitude morale. Il faut en effet une grande maturité pour comprendre que l’opinion que nous défendons n’est que notre hypothèse préférée, nécessairement imparfaite, probablement transitoire, que seuls les très-bornés peuvent faire passer pour une certitude ou une vérité. Contrairement à la puérile fidélité à une conviction, la fidélité à un ami est une vertu, peut-être la seule, la dernière.
Je regarde la photo de René Char à côté de Heidegger. L’un célébré comme résistant contre l’occupation allemande. L’autre dénigré à cause des sympathies qu’il a eues, à un certain moment de sa vie, pour la nazisme naissant. La photo date des années d’après-guerre. On les voit de dos ; la casquette sur la tête, l’un grand, l’autre petit, ils marchent dans la nature. J’aime beaucoup cette photo. »
J’aime regarder les gens. Je suis attentif à leur façon de bouger et de se déplacer ; à leurs gestes et leurs démarches. À leurs visages surtout. Qui traduisent souvent leurs pensées, leurs émotions. Des visages qui deviennent, les années passant, le reflet de leurs vies. Bonnes ou mauvaises. J’en croise chaque jour des dizaines, dans la rue. Beaucoup sont penchés sur les écrans de leurs téléphones. Ceux-là ont le sourire banal ou béat. Parfois vulgaire ou insolent. D’autres sont perdus dans leurs pensées. Leur visage semble figé, triste ou mélancolique. Au contraire de ce visage souriant croisé ce matin. Celui d’une dame inconnue qui hier encore tenait par la main une personne plus âgée au visage tendu par la fatigue et les douleurs. Lors de nos quotidiennes rencontres, nous échangions un sourire de politesse. Aujourd’hui, son visage n’était pas tourné vers le mien. Il souriait dans le vide. Aux anges, dit-on. J’ai souri aussi. Sans raison. C’est Camus qui écrivait : « Au-delà d’un certain âge, tout homme est responsable de son visage. »