Le ton et les thèmes de campagne de Marine le Pen et d’Éric Zemmour, me rappellent ceux d’une époque où convergeaient, venant d’une certaine gauche et d’une certaine droite, une critique sans concession du libéralisme économique et politique, la promotion d’une économie administrée et planifiée, un anti-américanisme de principe, une glorification patriotique délirante, la peur de l’ouverture au monde…
Hier, Julien Clerc était sur la scène de l’Arena, à Narbonne. Nous y étions aussi. Deux heures à revivre « Des jours heureux ». Les siens et les nôtres – qui ne l’étaient pas toujours cependant. Ceux où nous découvrions alors des voix, des textes, des noms qui depuis ne nous ont plus quittés : Bécaud, Barbara, Brel, Ferré, Trenet, Aznavour, Piaf, Montand… Dans la salle, toute une génération, la mienne, était massivement présente et la nostalgie de ce temps et de ses jours se lisait sur les visages et dans les attitudes. À nos côtés et derrière nous, des dames chantaient à mi-voix, de concert avec Julien Clerc, ces grands classiques qui ont tant compté pour lui, pour elles et pour nous. Nous murmurions « Boum ! », « Comme à Ostende », « Dis quand reviendras-tu », « Je reviens te chercher »…
Autour de lui, stylé de corps et de voix, généreux et bienveillant, quatre formidables musiciens l’accompagnaient dans une mise en scène judicieusement dosée de sonorités « électriques » et rocks. Et dans les moments « rocks » précisément, les « premiers rangs » se levaient et « les travées » ondulaient. Deux heures ont ainsi passé ! Deux heures à goûter des textes et des musiques d’une grande élégance ; deux heures volées à la vulgarité de notre temps. Au moment des « adieux », j’ai suivi la longue, mince et souple silhouette de Julien Clerc, jusqu’à ce qu’elle disparaisse derrière le lourd rideau de scène rouge. Je me disais que le temps n’avait décidément pas de prise sur lui ; que rien ne peut effacer durablement « les jours heureux » ; et qu’il suffit parfois le temps de quelques chansons pour nous les rappeler…
Hier après-midi, j’ai procédé au nettoyage de printemps autour de ma « cabane » : ai ratissé le gravier, planté de jeunes géraniums, taillé les branches des lauriers abimées par le vent, constaté l’apparition d’abondants bourgeons sur le mûrier platane, vérifié la bonne santé de l’ipomée, effacé les images, les commentaires, les mots et phrases entendus et lus, ici ou là, les livres aussi ; ai pris le chemin qui mène à la plage, me suis adossé à un rocher, ai regardé la mer, respiré l’air du large, écouté le bruit des vagues…
Olivier Moreno m’a gentiment demandé si je voulais bien écrire un petit texte de présentation de son « travail » pour sa prochaine exposition publique. Je ne pouvais pas refuser ! Voici :
La scène se déroule chez les Verdurin. Brichot parle tout le temps. Saniette pense pouvoir garder le silence afin d’éviter les brocards des Verdurin. Mais Brichot finit par l’interpeller. Il répond, bafouille. L’occasion attendue par M. Verdurin. Le « massacre » de Saniette peut commencer :
« D’abord on ne comprend pas ce que vous dites, qu’est-ce que vous avez dans la bouche ? » demanda M. Verdurin de plus en plus violent, et faisant allusion au défaut de prononciation de Saniette. « Pauvre Saniette, je ne veux pas que vous le rendiez malheureux », dit Mme Verdurin sur un ton de fausse pitié et pour ne laisser un doute à personne sur l’intention insolente de son mari. « J’étais à la Ch… – Che, che che, tâchez de parler clairement, dit M. Verdurin, je ne vous entends même pas. » Presque aucun des fidèles ne se retenait de s’esclaffer et ils avaient l’air d’une bande d’anthropophages chez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang. Car l’instinct d’imitation et l’absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu’un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans un cercle où il est admiré. C’est de la même façon que le peuple chasse ou acclame les rois. » (Sodome et Gomorrhe)
René Girard commente ce passage dans « Mensonge romantique » en disant, je résume, que toute l’anthropologie de l’humanité était là, et beaucoup mieux dite que dans n’importe quel livre d’anthropologie. Quant à moi, et sans doute pour cette raison, et pour avoir fait ce même constat en de nombreuses circonstances de ma vie professionnelle et sociale, notamment, sa lecture m’a d’abord effrayé pour s’inscrire ensuite durablement dans mon esprit. Nulle part ailleurs en effet n’a été observé et disséqué aussi finement à partir d’un petit phénomène mondain insignifiant, la violence, la cruauté inhérente à toute « foule » socialement constituée – quelle qu’en soit la taille et les constituants sociologiques. Et dans quel style !