À quoi bon batailler mon ami ? À quoi bon dépenser ce qui te reste d’énergie ? Tu n’as plus « vingt ans ». Tes artères sont en partie bouchées, tes jambes tremblent et le temps passe trop vite. Hier encore, tu étais aux obsèques d’amis communs. Ce qui devrait t’alerter. Qu’as tu à prouver dans ce monde virtuel où je te vois quotidiennement dénoncer la démagogie des uns et les illusions politiques des autres. Elles furent les nôtres aussi, t’en souviens-tu ?
Tu es toujours de gauche, ne cesses-tu de dire à tes contradicteurs de notre âge, qui le sont plus encore que toi, renchérissent-ils. À gauche. Ce qui dénote, permet moi cette remarque en passant, un gâtisme précoce, déplaisant et vulgaire. Cesse donc de l’entretenir Gérard. Ou tu finiras par leur ressembler. Ne vois-tu pas qu’épuisés et rongés par leurs « passions politiques », ils radotent. Comme ces « petits vieux » que je vois tous les jours assis sur le même banc. Au soleil, à l’abri du vent.
Retraités, tes faux amis virtuels, Gérard, t’expliqueront jusqu’à la fin de leurs jours que les caisses de l’Etat et toutes les autres sont pleines ; que leurs prétendus déficits sont des artifices politiques inventés par « un pouvoir à la solde du patronat mondialisé » ; qu’il n’est pas vrai que l’espérance de vie des retraités augmente tandis que le nombre d’actifs pour financer leurs pensions diminuent. Crois-tu donc les convaincre que ne rien changer ou revenir à 60 ans, comme les plus dingos le voudraient, c’est refiler sournoisement l’ardoise aux générations futures qui devront la régler par une augmentation brutale de leurs cotisations. Ou bien ouvrir alors inconditionnellement toutes les portes du pays à des populations d’immigrés.
Je ne te le répéterai jamais assez mon ami, le temps nous est compté. On me dit que ton jardin est en friche, que tu ne sors plus, n’écoute plus tes proches et reste collé devant ton ordinateur, ton iPhone et ta tablette afin de rien manquer de toutes les polémiques en cours. Tu ne t’appartiens plus Gérard ! Prends l’air, respire, lis. Rêve à la terrasse d’un café où en pleine nature. Que sais-je encore. Le monde est à toi. Malgré tout. Il n’est pas sans beautés. Vis, mon ami ! Vis donc !
Que je vous dise. Il y a six mois, environ, j’ai souscrit un abonnement à la version numérique du journal « Le Monde ». Cela faisait des années que je ne lisais plus ce quotidien qu’au hasard de mes envies. Alors pourquoi cette décision. Eh ben ! parce que je n’ai l’intention de perdre le contact avec les jeunes générations (et leurs idées) qui ont actuellement le pouvoir dans le monde des médias et des milieux culturels. Une décision qui m’a coûté, je le reconnais, sachant que sa lecture me plongerait quotidiennement et très souvent dans des états psychologiques, moraux et politiques douloureux. Je n’imaginais cependant pas que le prix serait aussi élevé. D’abord, il a fallu que j’achète un dico en ligne pour traduire une quantité invraisemblable d’anglicismes ou d’expressions anglo-américaine dont sont truffés la plupart des articles, surtout ceux concernant les arts, les lettres et le cinéma. Cela fait, j’ai pu me taper et me tape encore les papiers quotidiens de sociologues, de chercheurs ou de témoins, coalisés ou pas, sur toute la gamme des minorités discriminées : racisés, femmes, LGTB +… Aujourd’hui, par exemple, c’était la chercheuse en sociologie, Michal Raz, qui, dans un long entretien, nous explique que « La médecine a pathologisé l’intersexuation ». Et ce « depuis le XXᵉ siècle, quand elle est devenue la police du genre », à la suite d’une politisation de l’anatomie engagée par « les Lumières ». Le tout dans un « contexte de domination masculine et coloniale cherchant à inscrire les différences sexuelles et raciales dans la nature des corps, et à soutenir la supériorité de l’homme blanc. » Évidemment ! Il est interdit de sourire. Je consulte aussi, bien sûr, les rubriques environnement, biodiversité et changement climatique. Là, j’ai pu constater qu’y régnaient des journalistes et des chroniqueurs clairement formés politiquement dans les milieux écologistes, sans leurs systématismes idéologiques et déconstructeurs toutefois. Des textes fréquemment irritants, mais, soyons honnêtes, d’autres parfois bien informés et intellectuellement stimulants. Quant à la politique sociale et la politique tout court, comment y échapper, prédomine enfin, du moins je le crois, une ligne éditoriale que je qualifierais, disons de NUpes modérée. On y semble regretter en effet une union de la gauche de type mitterrandien, mais beaucoup plus verte, et très « éveillée » (woke) en quelque sorte… Un article des « Décodeurs », l’illustre bien, me semble-t-il. Son titre : « Pantouflage : un tiers des anciens ministres d’Emmanuel Macron ont rejoint le privé. » Ben oui ! Sous-entendu : le privé serait encore et toujours l’empire du mal ! À lire nos décodeurs, il serait donc plus moral de les savoir planqués dans une sinécure publique financée par le contribuable : notamment dans un des nombreux corps d’Inspection Générale déjà farcis d’élus ou de collaborateurs d’élus. Ou de rester indéfiniment au chômage !
Après ça, vous allez me dire que je suis un brin maso pour m’infliger ces lectures quotidiennes. Qu’elles prennent un temps précieux, que mon estomac doit en pâtir, qu’elles sont inutiles, qu’à mon âge, je devrais jouir de la vie (je ne m’en prive pas, voyons !) … Oui ! C’est vrai ! Mais, au risque de me répéter, je veux, malgré tout, rester collé aux basques de ces jeunes, et moins jeunes gens, qui chaque matin m’adressent leurs prières. Garder un pied dans le monde qui vient ; en mesurer tout ce qui m’en sépare. Car je ne veux pas mourir « vieux con ». Et puis, je m’amuse souvent et apprends, je l’avoue, un « tas de choses ». Tenez ! le supplément Science et Médecine du jour, n’est pas mal du tout…
Illustration : dessin à cause duquel le caricaturiste du « Monde » a été censuré…
L’humanité est à son point de bascule, et l’écologie est absente, nous dit Dephine Batho dans une tribune au « Monde » du jour. Tout comme la jeunesse qui devrait pourtant se tourner vers l’écologie politique. Et si elle ne le fait pas, nous explique-t-elle, c’est parce que ce courant politique et ses partis n’assument pas clairement la rupture avec le dogme de la croissance. Le potentiel de cette jeunesse, ajoute-t-elle, pourrait pourtant changer la donne politique beaucoup plus rapidement et profondément que les états-majors ne le pensent. Conclusion ! « Le moment est venu d’assumer la décroissance comme étendard de l’écologie. » C’est-à-dire, moins produire, moins travailler, moins consommer, moins voyager, etc. C’est-à-dire encore, dans un langage « éveillé » plus « sexy » : produire autrement, consommer autrement, etc. Ce qu’à l’évidence n’entendent pas ses amis de la NUPES qui se focalisent sur l’augmentation des prix de l’énergie et la baisse du pouvoir d’achat.
Passons vite, d’abord, sur le défaut de raisonnement de madame Batho qui fait dépendre le sort de l’humanité et de la planète, d’une seule et sévère politique nationale de décroissance dans tous les domaines de la vie économique et sociale ; défaut qui en outre fait de sa proposition politique un énième « vœux pieux », source d’angoisse existentielle pour de nombreux « jeunes gens » engagés dans le combat « écologique ».
Aujourd’hui, en effet, le charbon, le pétrole et le gaz, c’est 81 % du mix mondial, contre 82 %, il y a 25 ans – les renouvelables n’ayant fait que répondre à la hausse de la consommation d’énergie, pas plus. Et au rythme actuel, le monde en a encore besoin pour atteindre un pic vers 2035 (selon l’Agence internationale de l’énergie.)
Bref ! si Batho raisonne à l’envers, il n’empêche qu’elle énonce, en la masquant, certes, une part de vérité : la transition écologique ne sera pas l’Éden promu par nos écologistes d’EELV. Elle ne peut- être en effet qu’une somme sévère d’efforts, d’adaptations et de renoncements dont les conséquences sur la croissance, l’inflation, les finances publiques, la compétitivité, l’emploi et les inégalités devront être clairement exposées. Une transition qui prendra de longues années et qui ne peut être que concertée et coordonnée au plan mondial. Ce qui, on en conviendra, n’est pas une offre politique excitante et classique pour des partis et des électeurs dont « l’imaginaire » idéologique, moral et politique est encore, disons très « carboné ».
Après l’échec politique à l’Assemblée Nationale des tenants de l’abolition des corridas, abolition dont je disais, dans une récente chronique, quelle était inscrite dans l’évolution des mœurs et des idées de nos sociétés, je me demandais d’où pourrait bien venir la prochaine tentative qui relancerait, directement ou indirectement ce débat, et autour de quelle grande figure symbolique du XXᵉ siècle. Je pensais alors à Pablo Picasso. Son prestigieux statut dans l’histoire contemporaine de l’art, et son goût pour les « toros », omniprésent dans son œuvre, et la tauromachie, représentant, en effet, le type idéal d’une immense gloire hétérosexuelle, blanche, progressiste et « violente » à déconstruire, me disais-je. Aussi n’ai-je pas été surpris d’apprendre, en lisant le dernier supplément Magazine du Monde, que le musée national Picasso, à Paris, venait de lancer un séminaire, qui s’achèvera au printemps, « pour aborder frontalement les questions qui préoccupent le public sur son rapport (celui de Picasso) aux femmes et à la violence ». Un thème qui, évidemment, ne saurait faire l’impasse sur la « violence » de Pablo Picasso symbolisée dans, et part, toute sa production picturale taurine et mise en rapport avec tous les autres aspects de sa vie d’homme et d’amant. Une information qui montre, en passant, l’influence intellectuelle, morale et politique des professionnels (femmes et hommes) de l’industrie de la culture et des arts : mode, cinéma, journalisme, médias, etc, engagés majoritairement dans des stratégies féministes, écologiques, diversitaires et inclusives qui conduisent à des changements radicaux dans le champ culturel occidental. Cette dernière remarque, faut-il le préciser, n’est pas un jugement politique sur ces mouvements urbains et ultra-connectés, au langage mixé* à la « sauce » américaine. Certains thèmes et fins, d’ailleurs, suscitant mon intérêt.Un intérêt disons seulement sociologique sur ce monde qui vient. Pour le reste, celui que j’habite résiste encore à l’air du temps. Et j’entends bien y vivre et aimer longtemps.
*Ce matin, j’ai relevé dans le premier article de la Matinale du Monde un merveilleux « bromance » : contraction de brother et romance, et un banal partnership, notamment.