Chronique du Comté de Narbonne.

 

 

 

 

Dimanche 29 juillet de l’an 2012,

 

Mon oncle !

Il paraît que la cérémonie d’ouverture des Olympiades de Londres fut belle, c’est mon voisin qui l’affirme pour l’avoir vue dans ses « étranges lucarnes ». Jusqu’à deux heures du matin, « je fus bombardé de magnifiques images », s’est-il réjoui entre deux lampées d’un vin rosé matinal, pendant que je regardais, d’un air distrait, une tasse de café à la main, de la terrasse de l’estaminet où nous avons les mêmes habitudes, les livreurs livrer et les touristes errer. Constatant assez vite que je ne partageais pas son enthousiasme inaugural aux semaines sportives qui vont enivrer les cohortes serrées de vacanciers allongés et huilés comme des harengs en caques sur nos côtes, je lui avouais, humblement, que, ce soir là, je dînais à la « Guinguette » en la sage compagnie de mon épouse. Je dois te dire que son étonnement,  mêlé d’un soupçon de colère, fut grand ; il le fut bien plus encore quand je lui précisai, benoîtement, que « je n’y avais pas pensé ». Aussi tentai je une diversion en attirant son attention sur la belle diagonale tracée sur la place du château par une de ces longues silhouettes féminines qu’on ne voit qu’en imagination quand la grâce et la beauté se confondent en de pareilles figures. Rien n’y fit, mon oncle ! Les premières médailles gagnées par les « chinois » occupaient seules ses pensées devenues totalement hermétiques au charme dégagé par cette créature de rêve. Sa longue robe noire sur sa peau couleur de miel, son allure de reine et ses cheveux au vent, il ne les voyait tout simplement pas ; où, plutôt, cette image était censurée par son néocortex intégralement dédié à l’enregistrement des performances, des résultats et des gains enregistrés par chacune des nations en compétition. Nous voilà bien loin de la beauté du corps humain que célébraient les Grecs en l’exhibant dans sa splendide nudité dans les palestres, gymnases et processions religieuses, mon oncle ! Une beauté qu’ils pouvaient contempler à loisir et qu’ils  parviendront à concevoir en une idée de la beauté supérieure même à celle que la nature offre aux regards. Pensant à tout cela, m’est revenue en mémoire cette réflexion de ce philosophe au style sans pareil, ce merveilleux prosateur qu’était Nietzsche : « C’est à coups de tonnerre et de feux d’artifice célestes qu’il faut parler aux sens flasques et endormis. Mais la voix de la beauté parle bas: elle ne s’insinue que dans les âmes les plus éveillées. Doucement mon bouclier a vibré et a ri aujourd’hui : c’était le frisson et le rire sacré de la beauté! ». Elle résume bien le problème de la beauté tel qu’il se pose aujourd’hui dans un monde où les spectacles se font de plus en plus bariolés et tapageurs pour toucher nos sens ; des sens saturés qui se défendent comme ils peuvent en s’anesthésiant. Gavés de sons et d’images que nous sommes, tout est à présent objet et sujet d’admiration ; et, conséquemment, rien ne l’est évidemment plus. Aussi n’ai je point été surpris de lire, dans nos gazettes accréditées auprès de la Cour, que notre bon roi François de Gouda avait défendu, samedi, le foie gras français, en butte à la guerre engagée dans le monde anglo-saxon par les lobbys anti-gavage ; et ce au nom du bien être animal. Saisissante concordance des temps et emblème inattendu du nôtre, mon oncle, auquel j’ajouterai les bêtises de Cambrai et les sottises de Valenciennes, sans oublier la délicieuse babelutte de Lille. Que je te dise aussi que le César d’opérette et les « romains », qui avaient envahi les rues et les trottoirs de Narbonne, sont enfin sortis de la ville et qu’à Montpellier des idolâtres « rosiens » accueillent et fêtent l’arrivée de la statue en pied et en bronze du camarade Mao. Un grand humaniste, comme tu le sais ! Bientôt c’est celle de Loulou Cacolin qui trônera sur la place de la Comédie ; et la postérité se signera devant le nom de cet empereur de la collecte des ordures ménagères, comme au nom de quelques autres véritables apôtres de l’utile…

Un coup de vent violent vient de rabattre bruyamment les volets de ma chambre, mon oncle ; des éclairs de chaleur déchirent un ciel sombre et lourd ; un gitan de mon voisinage lance une émouvante « saeta » et le souvenir d’un certain soir aux couleurs d’oranges, dans le quartier de Triana, s’invite dans le silence et la beauté d’un temps retrouvé. Celui aussi de te quitter…

Je t’embrasse, mon oncle !

 

 

 

 

 

 

 

 

Chronique du Comté de Narbonne.

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Mardi 17 juillet de l’an 2012

Cher parent !

Si j’en crois ta dernière lettre, les dieux de la météo boudent notre bon roi François et déversent des trombes d’eau sur ses cheveux teints à chacune de ses sorties ; il paraît même qu’un « homme volant » s’est écrasé à ses pieds lors de la dernière fête royale. S’il n’y prend garde, c’est le ciel qui un jour lui tombera sur la tête. Ce que craignaient le plus au monde nos ancêtres gaulois qui, demain, vont se retourner dans leurs tombes narbonnaises. Les romains vont entrer dans la ville, mon oncle ! Enfin, des quidams déguisés en légionnaires et conduit par un César qui, dans la vie civile, exerce, paraît-il, le téméraire métier de poissonnier. Ce sera un plongeon « dans l’histoire de nos racines », nous dit artistiquement la feuille qui présente cette célébration d’un temps où Narbonne fut grande. Et pourquoi pas un double salto ? Et moi qui naïvement pensais que ton ami Patrick de la Natte veillait désormais à ce qu’on ne blessât point notre langue dans les publications comtales! Des danseuses et des gladiateurs feront donc les pitres sur la place du Château, te disais-je, alors que d’envahissantes caravanes de bohémiens occupent illégalement depuis hier mails et prés de Gruissan. Le Prince, dit le petit, en avale de rage et de désespoir (oh !) son épée, et repart à l’assaut de Labatout et du Comté tout entier. A commencer par un envoi de factures de portes fracturées et de gazons endommagés par ces pacifiques pèlerins. Et voilà que la guerre des roses prend désormais des  airs de fandango où chacun tente de se refiler les sauvages campements de nos pittoresques « gens du voyage ». A ce propos, j’ai le souvenir d’un marquis rosien qui, s’en rire, lors d’une réunion alors présidée par le duc de Lemoyniais du temps de sa gloire, proposait généreusement d’accueillir ces familles nomades en des terres inondables administrées par le sieur Vladimir Oulianov Plavich. Par charité chrétienne, j’en tairai le nom, comme je m’interdis de citer tant d’autres énormités jaillies de ces bouches qui, tous les jours, font pourtant orgueilleusement profession de vertu, et de justice. J’en ai  encore de plus grossières, que j’ai soigneusement notées dans un carnet qu’à l’occasion je publierai.

A part cela, mon oncle, qui démontre, s’il le fallait, que les vraies vertus répugnent à l’ostentatoire, il fait chaud. Très chaud ! Les « touristes » se baladent en marcel et culottes courtes, le nez dans des cornets colorés de glaces italiennes. Le regard vide, ils portent leur ennui comme on subit les dimanches. Parfois, un éphémère et discret sourire éclaire le visage d’une élégante inconnue croisée au hasard d’une rue. On ne voyage jamais qu’avec soi même, mon oncle ! A bientôt de te lire.

 

Ton neveu !

Chronique du Comté de Narbonne.

 

 

 

Mardi 10 juillet de l’an 2012,

Le gazetier en chef du « Tirelire » narbonnais, Manuel Decuel entrerait-il en résistance, mon oncle ? Un billet au vitriol signé de sa main visant le Château, son Comte, son intendant et son porte plume en chef Patrick de la Natte semble aujourd’hui l’attester. A son dire, le trio exercerait des pressions afin de nuire à la liberté d’expression et d’action de la presse ; il voudrait empêcher notre nouvelliste d’aller chercher à sa guise, auprès de ses « sources », l’information soigneusement cachée sous la foisonnante communication comtale. Comme en son temps son irascible collègue Patrick de la Natte qui, présentement, déploie tous ses talents pour la couvrir d’une avantageuse montagne de papiers glacés. Il est payé pour ça, précise-t-on chez les cyniques ! Et très bien, se gausse-t-on chez le sieur de la Brindille entre amateurs de cigares aux exotiques arômes . Ce qui donne du prix à la haute opinion qu’il se faisait de lui même et de sa vocation d’œuvrer pour le « Bien Public », quand il se lâchait quotidiennement sur le Duc de Lemoyniais, alors régnant sur nos terres narbonnaises. Nous voilà donc dans une bien étrange situation, mon oncle, avec, au château, l’ancien gazetier en chef  de la Natte « enfumant » l’opinion et, dans ses anciens bureaux, son successeur, qui prétend l’éclairer. Plus personne n’accordant la moindre parcelle de crédibilité à nos feuilles comtales, il était temps que s’affirmât enfin un sursaut de dignité rédactionnelle. Au risque de nous intéresser qu’aux brèves rubriques nécrologiques, les seules où l’information semble assurée de quelque vraisemblance. Ce que nos anciens résumaient par l’adage bien connu : « Le Tirelire quatre pages et rien à lire. ». Le rêve du Comte, qui  voit dorénavant  tout en grand comme un joueur de castagnette, de régenter l’information de la dite gazette, semble donc tourner à l’investissement improductif.  Et selon une immuable loi bien connue des gens de pouvoir, le sieur Decuel devrait multiplier son zèle à démentir toute allégeance à proportion des intentions qu’on lui prêtait de vouloir s’y complaire. Les temps qui viennent seront propices à cette soudaine transgression d’un « ordre moral et politique » dont  rien pourtant ne paraissait en pouvoir déranger l’ordonnance. Mais la guerre des deux roses et la dissidence de Bodorniou ont profondément divisé les élus, les cadres et les agents du Comté ; les anciens comme les nouveaux. Des fissures apparaissent dans «  l’appareil » comtal : on administre des règlements de compte à tous les étages et des bouches longtemps cousues s’ouvrent à d’autres oreilles, ce que le nouvel intendant, au physique d’abbé, formé chez les mousquetaires du Roi à l’inconditionnelle obéissance, s’efforce vainement de faire taire. C’est Alain de Pareo qui doit apprécier ! De tout cela, qui n’est pas propre à cette gestion comtale, mon oncle (la couleur des oriflammes est indifférente en effet au souci de tout pouvoir de s’assurer le silence et la complaisance de ses sujets), et des vrais enjeux de pouvoir au sein de cette maisonnée, Manuel Decuel devrait pouvoir nous en informer ; que risque-t-il sinon le déshonneur ! Après tout, mon oncle, c’est son métier. Mais peut-être que je rêve et que cette humeur d’un jour n’était qu’une simple diversion. Une de plus ? Patientons donc, et réservons notre jugement pour plus tard, sans désespérer que des esprits libres enfin osent faire entendre leur voix.

Avant hier, mon oncle, je dînais chez l’ami Sylvain, au « Tournebelle ». On y mange des « plats » simples et de qualité dans une ambiance calme et détendue. A portée de regards, de lourdes et paisibles péniches, comme une invite à de mols et langoureux voyages. Ce soir là, la lune était rousse au dessus de la Clape ; dans les rizières, sa lumière  les fardait d’une étrange couleur ; un héron solitaire, traversant son image, soulignait de son vol lent la beauté de cet instant. Un moment suspendu, comme une phrase, quand on aurait trop de choses à dire.

Je t’embrasse !

 

Chronique du Comté de Narbonne.

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Lundi 1 juillet de l’an 2012,

Hé bien, mon oncle ! nous voilà donc, enfin, dans la gestion des affaires du Royaume. Notre bon roi François, qui nous avait promis de fesser l’opulente Mèrequel, s’en revient de Belgique avec quelques petites pincées d’écus pour relancer une hypothétique croissance et de grosses mesures d’austérité pour diminuer nos  déficits publics.

Chronique du Comté de Narbonne.

Mercredi 27 juin de l’an 2012,

 

Enfin, cette orgie sonore de ce pantin bouclé adulé par nos tartuffes culturels de la société du spectacle en meute, obligatoire et  festif est derrière nous, mon oncle ! Que n’a-t-on coupé la tête de son « créateur » sur la place de Grèves où se pratiquait jadis, en ce jour du solstice d’été, le bûcher de la Saint-Jean. On y fêtait alors, jusqu’au milieu de la nuit, par une ronde ininterrompue, la pleine et vraie Lumière ; une chaîne humaine qui n’était brisée que pour lancer à travers les flammes l’un de ses plus fervents maillons ; l’emblème d’une purification collective bien loin de nos grandes messes éthyliques. Aussi, tu ne peux savoir, la joie qui m’envahît quand j’appris que ce dindon suréminent de la farce festive avait été renvoyé dans ses appartements de la place des Vosges par les électeurs d’Epinal. Amusante ironie de l’histoire ! Leurs traditionnelles et naïves images, qui ne montrent que le bon côté des choses, suffisaient à ses braves gens, et leur répugnait  l’idée d’y adjoindre le cliché ridicule d’un Gag Bang vieilli et momifié. Au nom de tous les mélomanes du Royaume et de tous ceux qui refusent l’embrigadement festif programmé, requis et en bande, mon oncle, je les en remercie. Au moins nous ne verrons plus ce héron prétentieux au phrasé de marchand de cravates nous servir  sa sempiternelle et mielleuse soupe sur les « arts de la rue ». Une rue, au dire d’un de mes amis resté à Narbonne, prise par des hordes de buveurs de bière assommés de décibels laissant sur leur passage d’envahissantes et fétides odeurs d’urine. Un enfer jusqu’à deux heures du matin, se lamente-t-il encore, quand nos édiles locaux et nos bistrotiers en font les choux gras de leur politique économico-culturelle comtale. Quand le monde festif est-il devenu le système même, autrement dit le monde tout court, mon oncle? Il y a bien longtemps, mais personne ne voulait le voir, précise judicieusement ton ami Philippe Murray; qui ajoute : «  On essayait, et on essaie toujours, de dissocier l’art de l’économie et la création du marché. On essayait, et on essaie toujours, de différencier les hôteliers des artistes, les artistes des touristes et les commerçants des intermittents (mais un des slogans de ces derniers était: «Commerçants avec nous, votre fonds de commerce est dans la rue»; ce qui ne les empêchait pas dans le même mouvement de dénoncer la «marchandisation des esprits»), alors que ces catégories se confondent et sont complices sous le signe du festif généralisé. » Il n’y a plus que les artistes qui ne savent pas qu’ils ne sont plus des artistes et exigent le maintien de l’art qu’ils ont liquidé; en effet, mon oncle ! 

C’est dans une bienheureuse pénombre que je t’écris ces quelques lignes. Dehors, un soleil de plomb achève d’abrutir de rares passants. Nos gazettes ont pris leurs quartiers d’été : la météo des plages y figure en bonne page ; les élections à la Cour du Roi et la guerre des roses ayant eu lieu, on compte à présent les cadavres dans les deux camps. Bodorniou, défait, n’a plus de choix : réintégrer, sans gains, le parti de la rose qu’il combattît ? Humiliant ! Prendre la tête du lilliputien parti radinal ? Risqué ! La jouer à la Gorge Raîche ?  N’est pas feu le roi de Septimanie qui veut ! En attendant, Dédé de Navarre, du comte de Labatout, nous en brosse désormais, à son corps défendant, le triste portrait d’un homme las, morne et fatigué ; celui d’un notaire provincial de la politique, prudent, attentiste et sans éclats. Quant à ses opposants, dispersés, sans chef ni stratégie, ils commentent ses erreurs, nombreuses il est vrai ; ce qui ne fait pas une politique : la critique systématique du nécessaire aménagement du mail frisant parfois la tartarinade. Ah ! j’allais l’oublier, Patrick de la Natte, se fait plus civil : on le voit, toujours aussi long, sec et de noir vêtu, dans les rues du Comté ; et l’imagier du « Tirelire » l’a croqué ce tantôt, de profil, présentant un vaste front amplement dégarni magnifié par une toute petite queue délicatement nouée.

Ce soir sera l’anniversaire de ma petite fille Charlène, mon oncle. 17 ans ! Déjà !… Nous serons dans les jardins suspendus d’un ami. Loin de tout et près de cœurs. Un léger vent de la mer rafraîchira les tonnelles ; les roses exhaleront leurs plus subtils parfums et les mots seront doux… Il y aura sans doute aussi quelques airs de musique et des rires. Une petite fête pour un grand bonheur.

Je t’embrasse, mon oncle.

 

 

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