Chronique du Comté de Narbonne.

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Mardi 3 Mars, de l’an 2012.

Le temps n’est plus, mon oncle, où le dimanche des Rameaux mobilisait la ferveur du bon peuple. Ce matin là, Saint Just était pleine comme elle l’est à Noël, mais malgré les cloches qui battaient le rappel avec plus de vivacité et d’entrain que de coutume, plus nombreux encore étaient les narbonnais qui se rendaient au marché et aux halles ; des halles toujours remplies, elles, et toujours ouvertes à toutes les envies de table, notamment celle d’y goûter un bon verre de vin chez Bébel , ce comptoir à la mode où se côtoient petites et grandes notabilités locales.

Chronique du Comté de Narbonne.

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Jeudi 29 mars

Ah ! mon oncle, que la semaine passée fut dure et triste au cœur de tout ce que notre beau royaume de France connaît d’esprits paisibles, ouverts et respectueux des plus nobles traditions de respect et de dignité de la personne humaine. Quel drame inouï que cette tuerie perpétrée de sang froid par ce mahométan fanatisé, finalement abattu par une escouade de mousquetaires dépêchée par sa majesté Nicolas ! Les proies de ce sinistre « fou d’Allah » s’appelaient Mohammed Legouad, Imad Ibn Ziaten, Abel Chennouf, Gabriel Sandler, Arie Sandler, Jonathan Sandler et Myriam Monsonego. Deux jours, deux jours durant, la France est restée dans un état de sidération devant cet acte d’une sauvagerie sans nom, aussi lâche qu’ignoble. Et toujours cette même question face à l’absurde, face au mal, mon oncle ; toujours cette même question qui faisait nos disputes à l’annonce d’un meurtre atroce commis dans une de nos provinces : était ce un monstre ? Comme si la conscience se refusait à admettre cette part maudite qui git en tout homme en renvoyant cette sorte d’agissements hors de l’humanité ; ou de les expliquer par de seules et simplistes considérations tenant à sa famille, son état, son éducation ou sa personnalité. Ce serait si confortable, en effet, que d’en appeler à la seule raison du médecin ou du philosophe afin d’en exclure toute responsabilité de la part de son auteur. Non, mon oncle, cet individu a décidé en conscience d’être Mohammed Merah ; cet homme à choisi d’être un tueur : la honte de ceux qu’il prétendait défendre et représenter. C’est aux consciences musulmanes,  celles qui se refusent et refusent encore à quiconque le droit de discuter ce qui serait un sacré intouchable, qu’il appartient désormais de s’interroger. Ce disant, mon oncle, et quoique que l’on puisse exciper des dangers de cette intime conviction, convenons ensemble, à tout le moins, que : « La charité ne doit point dégénérer dans une tolérance aveugle et pusillanime. »

Mais déjà les gazettes nous expliquent qu’il eût fallu passer par les fenêtres plutôt que par la porte, et les « opposants » au Roi qu’il eût fallu faire autrement. Le comte de Labatout, lui, en compagnie de son lieutenant de police, le sieur Plaoui, a joui de ces mêmes circonstances dramatiques pour exposer fort opportunément  aux échotiers du Comté, le jour où était lancé l’assaut contre le domicile du tueur de Toulouse, qu’il entendait répondre au sentiment d’insécurité de ses sujets. Ainsi seront augmentés les effectifs des auxiliaires de police, qui, de plus, seront dorénavant armés, et multipliées les lunettes de surveillances dans toute la cité comtale. Quand je pense, mon oncle, que Labatout, alors prétendant au fauteuil du duc Lamonyais, suspectait ce dernier de vouloir contrôler et mettre en fiches toute la contrée ; de transformer le Comté en un immense camp de surveillance ! Que dire aussi du silence des ligues et sociétés savantes (si peu !), habituellement attentives aux moindres faits et gestes qui attenteraient aux libertés publiques. Ton ami, le président des « archets de la libre pensée », aurait-il donc perdu la voix ? Et notre bon docteur de la « société universelle des colombophiles avisés », serait-il souffrant ? J’ignore ce qui, dans cette conjoncture, du sens de l’à-propos, du télescopage des agendas ou de la manipulation des consciences doit être mis au crédit, si je puis dire, du Comte ; mais ce que je crois, mon oncle, c’est que la décence exigeait que ces affaires de petite police comtale soient exposées en d’autres moments et que nos gazetiers en dénonçassent sinon l’opportunité du moins son caractère outrageusement populiste. Quant à savoir ce qu’en pense Monsieur Patrick de la Natte du haut de sa tourelle de scribe en chef du Comte de Labatout ? Dieu seul sait de quels conflits sa conscience est le siège…

Bonne nuit, mon oncle, qui demain me lirait au petit jour.    

 

 

Chronique du comté de Narbonne.

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Le Comté est dans la plus grande confusion politique, mon oncle ! Ce disant, je ne force pas le trait pour le seul plaisir d’en tirer le profit esthétique de ces lettres ou pour celui de conforter ton jugement sur les maîtres de ces lieux en particulier et de l’humanité en général. Fais moi la grâce de ne point vouloir flatter ton esprit au préjudice de la vérité, certes toujours relative ; mais, en l’occurrence entée sur des faits d’une incontestable réalité. Et si je goûte le léger scepticisme d’un Montaigne, comme tu me l’appris lors de savantes et affectueuses veillées estivales dans ton accueillant manoir, je n’irai pas jusqu’à nier le témoignage ordinaire des sens et des forces de la raison pour y parvenir ; même si l’absurde et constante folie des hommes m’entraîne plus souvent que je ne le souhaiterais à pyrrhoniser.

Pour te donner une idée du chambardement produit par la déclaration de guerre du Petit Prince de Gruissan au Comte de Labatout, à sa favorite désignée pour lui succéder à la Cour du Roi et à l’ensemble des seigneurs du parti de la rose en terres narbonnaises, il suffit que je te rapporte ici les propos tenus, et rapportés par les gazettes locales, il y a environ une décade, par le sieur Alain de Pareo.

Dans ma première lettre, je te  rapportais que cet ancien économe du palais avait été répudié par son maître et tentait d’oublier sa déconvenue dans les nuages tabagiques de l’étrange tribu de fumeurs de Havane présidée par l’ancien gouverneur du Roi, le sieur de la Brindille. Une sérieuse compagnie, de vêture et de statut, où ripaillent, fument et ragotent notaires, bâtisseurs de maisons, gens de robes, marchands de carosses, meuniers et taverniers représentant l’ensemble de la constellation politique et petite bourgeoise du Comté; mais qu’unissent  un goût et un intérêt certains pour les jeux de pouvoirs et les conflits d’influence. Je pensais donc, qu’envoyé dans un placard, somme toute bien douillet du Grand Comté, si j’en crois ce bavard amateur de cigares, toujours bien intentionné envers ses semblables, rencontré l’autre jour; je pensais donc, disais-je, que notre homme, en attendant des jours meilleurs, apprécierait de savourer quelques temps la narcissique compagnie de cette vénérable et grassouillette tribu. Eh bien, non ! Ne vient-il pas de déclarer aux gazettes locales son soutien à cet ambitieux Bodorniou, Prince de Gruissan, pressé, lui, de s’asseoir dans le moelleux fauteuil du Parlement du Roi réservé, par Madame Bobrie de Lille, à la Marquise de Fabre ! Admire cette saillie, mon oncle, sa féroce hypocrisie, les confusions qu’on feint d’y faire et les fausses justifications qu’on y fournit : « Je ne veux surtout pas nuire à sa stratégie, à la campagne qu’il met en place, en générant du désordre, mais il est clair que Bodorniou a plus que mon soutien ». Un vrai coup de poignard  dans le dos de Labatout ! à qui pourtant il doit tant et tout : les honneurs, sa solde et son statut. Si le temps n’est malheureusement plus, mon oncle, où les obligations de décence, de loyauté et de réserve présidaient à la tenue de lourdes charges administratives à la Cour ou au Comté , il est tout aussi vrai cependant que  le Duc de Lamonyais n’aurait jamais permis de son maître du palais Lemaillet, qui avait, lui, le souci de l’autonomie des  » ordres « , qu’il portât une atteinte aussi grave à son autorité et à son honneur ; la sanction eût été immédiate et sans appel. Ainsi, vois tu, le Comte ne gouverne pas, ses intendants combinent, ses anciens amis conspirent et ses alliés, en alarmes, doutent. Et, de surcroît, si Dieu, qui gouverne l’univers, a donné à de certains hommes plus de lumières, à d’autres plus de puissance, comme semble le penser ton vieil ami Montesquieu, son rayonnement n’a toujours pas atteint le Comté de Narbonne ; pour le plus grand profit de celui venu porter le désordre dans l’armée de ses anciens amis du parti de la « rose ». Des feux de joie illuminent ce soir la tour de Barberousse , mon oncle! Demain, ce seront peut-être des bûchers…

J’ai à portée de plume cet ouvrage de ce génial jésuite de Gracian, qui enseignait aux rois l’art de conduire les hommes : « L’homme de cour ». Voici ce qu’il nous dit, et qui vaut pour tous les temps (page 85) : « Que toutes tes actions soient, sinon d’un roi, du moins dignes d’un roi, à proportion de ton état : c’est-à- dire procède royalement, autant que ta fortune te le peut permettre…»

Je t’en ferai porter un exemplaire par la prochaine diligence. Tu en admireras le style comme l’esprit. Un chef d’œuvre !

Ton fidèle et dévoué neveu.

Chronique du comté de Narbonne.

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Mon très cher Oncle !

Avez vous remarqué, dans ma dernière missive, qu’au voussoiement de l’entame s’est substitué, dans ses derniers articles, le tutoiement plébéien qui faisait tant horreur à votre vénérable frère, mon très regretté père. Aussi, attendais je en retour votre lettre dans la plus grande inquiétude. Mais quelle ne fut pas ma surprise ne n’y trouver nulle allusion. Connaissant votre grande tolérance envers les mœurs de notre époque qui traquent avec un zèle insatiable signes et mots suspects d’une quelconque allégeance, j’en conclus que vous ne m’en tenez point rigueur et que vous êtes présentement converti à cette moderne façon d’envisager nos rapports « filiaux ». Sacrifions donc à ce désir de nivellement des hiérarchies sociales et familiales. Soyons les dignes contemporains de cette société du bon sentiment, si faussement naïve et si cruellement cynique. Oui ! Puisque tu me le demandes -ma plume tremble à ce tu impératif-, Monsieur Patrick de la Natte a fini d’aménager son office de porte-plume en chef de  Messire Jacques de Labatou. J’espérais le rencontrer entre Château et Rive Gauche, cette taverne où il avait ses habitudes du temps, où, gazetier en chef du Tirelire, il chroniquait à la « hache » contre le duc de Lamonyais et son fidèle intendant Lemaillet, pour lui transmettre tes malicieuses félicitations, mais les circonstances et de grandes occupations ne me l’ont point permis. Renseignements pris auprès d’un de ses anciens collègues qui ne supporte pas que sa petite queue de cheval catoganée baguenaude ostensiblement sous ses fenêtres, de La Natte serait dans une phase d’observation de son nouveau terrain de jeu. Une arène devrais je plutôt dire. Et qui promet d’être sanglante. Sais tu que le Prince, dit le petit, de Gruissan, qui pourtant est de la même famille florale que le Comte de Labatou, mais qui, surement, à de grandes ambitions, a décidé de s’emparer de sa charge à la Cour du roi. Une charge qui devait revenir à sa favorite, la pauvre marquise de Fadre, toute marrie depuis. Tant de dévouement et de sacrifices à servir son seigneur pour en arriver à cette désespérante situation ! Gageons cependant qu’elle ne se laissera pas manger une aussi gratifiante députation. Tu sais mieux que moi, pour fréquenter assidument cette engeance parlementaire, qu’à l’exception des quelques rares seigneurs susceptibles d’être choisis un jour pour siéger au Conseil du Roi, les autres ne font que parader lors des grandes joutes parlementaires. Ne me disais tu pas qu’à les voir, dans ces occasions, lancer leurs chapeaux à plume dans toutes les directions et frapper frénétiquement leurs pupitres de leurs épées, te revenaient à l’esprit certains jours de folies carnavalesque sur le mail de notre cité ? Bref, c’est la guerre dans le « camp de la Rose » ! D’un côté, des parlementaires qui furent employés aux écritures de leurs prédécesseurs et qui se transmettent la « martingale » de génération en génération ; de l’autre, un ancien et alerte joueur de ce jeu inventé par nos barbares voisins d’Outre Manche, qui, désormais, veut sa place au centre du Grand Comté de Narbonne. Deux styles aussi ! Pour les premiers, celui assez classique des parvenus de la Cour : habits sombres et lunettes de notaire apostolique sur des physiques ventripotents (la mollesse de corps et la fadeur vestimentaire souvent les définissent) ; pour le second, celui d’un homme à la ligne racée et à la mise dégagée, qui sied à ceux qui ont pour habitude de soigner leur silhouette en trottinant tous les matins. Déjà, sentant le vent tourner, des conseillers de Messire Jacques de Labatou et de la Marquise de Fadre,  ne trouvent que grâces et bonheurs dans les atours d’éloquence du Petit Prince de Gruissan. Ah ! mon oncle, que je te dise aussi qu’à la grande surprise de tous, mais non de la mienne – notre ami le duc de Lamonyais m’en avait entretenu sous le sceau du secret -, certains membres en dissidence du parti de la « Pomme » : les sieurs Fraise et Basanti, qui siègent avec lui sur les rangs de l’opposition au conseil de Narbonne, participaient à cet adoubement collectif placé sous les auspices de la très vénérée tour de Barberousse. Enfin ! de ce qu’il en reste ; pour tout dire : pas grand chose. Le premier est homme d’influence dans la mystérieuse tribu des fumeurs de havanes sur laquelle, me le disait encore tantôt l’un de ses membres, le sieur de la Brindille, les lourds nuages tabagiques qui habituellement président à leurs libations ne parviendront pas à étouffer les échos de l’homérique bataille annoncée. Voilà, mon cher oncle, de quoi satisfaire notre terrible et ex gazetier en chef de la Natte. Saura-t-il répondre aux tumultueux besoins de son nouveau maître Labatout? Pourra-t-il convaincre ses anciens porte-plumes de « Tirelire » de l’aider dans ce combat? Obtiendra-t-il du « Dépendant » une neutralité positive en échange de quelques gâteries ? Attendons qu’il soit entré dans la bataille. Car il sait tout des fortunes, celles des alcôves et les crimes commis l’éthique aux lèvres et les dagues aux poignets. Ni mage ni sorcier cependant, au cœur des luttes d’ambition et de pouvoir, il ne pourra plus se cacher sous les masques de l’indépendance et de la vérité du gazetier. Fabricant « d’images », son sort est désormais lié à celui de son maître et de sa favorite…Il est condamné à vaincre ! Mon cher parent, la nuit tombe et mes paupières aussi. On m’attend au pays des rêves et des grandes illusions. Je te quitte et ne manquerai pas de te narrer la semaine qui vient les dernières péripéties de cette petite vie narbonnaise que ses protagonistes veulent grande. Je t’embrasse affectueusement…