9 heures. L’heure n’est pas qu’une heure. (Petit déjeuner chez Bernard. Gruissan.)
« Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d’un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée qui semblait du lait durci, quand la journée était encore intacte et pleine, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément – rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne par là d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui – rapport unique que l’écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. »
Le Vent du Nord s’est brusquement levé en début d’après midi. Un vent violent, sec et chaud. Avec des rafales tempétueuses. Elles couvraient tout le ciel et la terre. Je voyais les quelques pins noueux et tordus qui bordent ma cabane tenter de s’accorder à leurs rythmes délirants. J’entendais aussi les craquements sinistres de leurs branches mortes, brûlées sous l’effet combiné du soleil et du sel. Et du vent. Un cyprès seul gardait son insolente élégance. Qui semblait se jouer de cette vaine et brutale agitation. Il signait de belles arabesques sur un fond de ciel dur, minéral. Sans nuage. Et la mer dont je m’étais approché était plate, vide et sournoise. À l’abri de rochers, je regardais ainsi la plage. Des nuages de sable filaient à toute allure vers le rivage. Au loin, sur la ligne d’horizon, deux voiles blanches immobiles paraissaient prisonnières d’un temps indifférent à leurs angoisses. Indifférents de même à ce tumulte venteux et torride, était ce couple de sterne en chasse dont j’admirais les plongées sur leurs proies d’une précision diabolique. Et qui s’envolaient paisiblement ensuite, le bec serré sur de minuscules poissons – leurs écailles brillaient comme des diamants. Je songeai en cet instant à ce long et paradoxal regard sur le calme des Dieux qu’évoque Valery, quand une voix enfantine s’est fait entendre derrière moi. Une petite fille tenait par la main sa petite sœur. Du moins, je le crois. Légère et pleine d’assurance elle m’a demandé ce que je faisais là, seul. Rien, lui ai-je répondu. Rien ! Je regarde la mer, le ciel et soleil. J’écoute le vent. Vous n’allez pas vous baigner, l’eau est fraîche, a-t-elle insisté. Peut être ! Elles m’ont vite quitté en souriant pour s’installer un peu plus loin face à mer. J’ai alors vu sur leurs épaules se poser deux colombes.
20 heures ! C’est l’heure où le soleil est au plus près des toits de la rue du Pont des Marchands. Alors les ombres des platanes s’allongent sur la promenade des Barques.
Les jours de marché, à Gruissan, je les retrouve toujours assis dans le même ordre et toujours à la même table de la terrasse de la boulangerie Bertrand. Des hommes seulement ayant passé la soixantaine, le visage buriné, les cheveux gris, diserts et, d’apparence en tout cas, en bonne forme physique. J’ai compris très vite à leur accent qu’ils n’étaient pas natifs du village ou des environs, mais qu’ils y habitaient de façon permanente. Sur leurs voiliers, sans doute. En effet, leurs conversations tournent souvent autour de leurs nombreux et lointains périples en mer. Aujourd’hui, changement de sujet, le réchauffement climatique était au centre de leur discussion. Très animée ! A l’évidence, de ce que j’entendais, ces hommes étaient bien informés et dotés d’une culture moyenne d’assez bon niveau. Tout y passait, jusqu’à l’évocation de Thomas More et son Utopia, auteur validé par l’un d’entre eux sur Google. Je les écoutais d’une oreille discrète, mais curieuse, pendant que défilait devant nous la foule molle, débraillée et somnambulique de touristes pas tout à fait réveillés. Ils se promenaient, se traînaient plutôt. Leurs enfants étaient à la peine. Leurs chiens aussi. Un homme se distinguait au milieu de ce flux dense et ininterrompu. Grand, massif, cheveux longs, frisés, blancs et moustache foisonnante de la même teinte, il se déplaçait en slalomant, son VTT à la main. Il portait une casquette d’une université américaine et un maillot aux couleurs de l’Inter de Milan, le short sortait vraisemblablement d’un magasin Décathlon. Ici je dois préciser que l’entrée du marché est étroite, moins de deux mètres, et que, sur sa moitié, un dénivelé fait un semblant de marche ; et qu’un étal de tomates du marchand de fruits et légumes voisin et la corde de séparation de la terrasse de la boulangerie où je m’installe tout à côté, la bornent. Un auvent couvrant le tout, qui repose en partie sur un tube monté sur roulettes. Je choisis toujours cet emplacement où je m’amuse à parier mentalement sur ceux qui buteront du bout de leurs orteils en général nus sur cet obstacle – je sais, ce n’est pas bien ! Une personne sur trois, environ. Et qui se retrouve pendant quelques secondes dans des postures et mouvements aériens inédits, ridicules et souvent grotesques – Je n’avouerai pas le nombre de fous rires attrapés à leurs dépens. Comme lorsque ce petit bonhomme, court sur pattes et rond, qui, croyant pouvoir retrouver son équilibre, a cru bon d’accélérer sa course pourtant incontrôlable pour finir un peu plus loin le nez dans l’étal d’aubergines et de melons. Ce samedi matin, et je ne sais pour quelles raisons, quand j’ai vu mon numéro 10 de l’Inter prendre la direction de cette porte de tous les dangers, j’ai craint le pire. Qui est finalement advenu ! Sous le choc, son VTT est parti en roues libres sur le rayon des tomates, tandis que son impressionnant gabarit plongeait dangereusement vers ma table. Dans un geste réflexe plein d’à propos, si on peut dire, il a bien tenté de se rattraper au tube de l’auvent, mais il ignorait évidemment qu’il était monté sur roulettes. Le temps de l’entendre gueuler « putain de marche ! », j’avais sa moustache de grognard dans ma tasse de café crème, ou presque. Le miracle est qu’il soit finalement resté sur ces deux pattes. Pour retenir mes rires et lui permettre de reprendre ses esprits, je l’ai invité à prendre un café. Il a refusé, pensant sans doute que l’accepter eut été manquer de dignité. Puis s’en est allé en pestant après le maire et ses subordonnés. Très vite après cet extravagant numéro de voltige, la conversation sur le réchauffement climatique, elle, avait repris son cours philosophico-politique à la table voisine. L’idéal pour régler tous nos problèmes, disait l’un, serait finalement le mode de vie monastique : vœux de pauvreté, étude, chants, autonomie et autosuffisance alimentaire ; l’autre suivait l’un en invoquant les tibétains et leurs moines safrans – Certes, certes pensai-je, en souriant. C’est à ce moment précis de grande intensité intellectuelle et spirituelle que leurs téléphones portables se sont mis
à sonner dans un invraisemblable chœur aux tonalités exotiques. Un rappel à l’ordre, en quelque sorte : il était l’heure du déjeuner et de clore cette discussion pour retrouver enfin la vraie vie…
Il est grand et massif. Et à demi chauve. Le visage pâle, fermé, il attend le client. Impassible. Sur son tee shirt blanc, tendu, il arbore un énorme Christ en croix qui semble reposer sur son abdomen. Une large banderole sur le côté vante ses matelas. Pour des nuits de rêve et des levers du bon pied !
Pas très loin, l’étal de mon marchand de fruits et légumes. Ceux de son jardin : aubergines, tomates, melons… Il est petit, sec ; et brun de poils et de peau : il se lève tôt, vit et travaille au soleil. Quand il parle, il montre une bouche sans dent. Et baragouine un français truffé d’espagnol. Comme mon grand père ! Il s’appelle Delacruz ! « De…La…Cruz ! », de Murcia, insiste-t-il.
De la terrasse de la boulangerie-pâtisserie Bertrand, j’aperçois une dame pressée aux cheveux rouges fluo. La soixantaine largement passée. Sur son épaule gauche, un long dauphin tatoué. Et à son bras un grand sac en plastique bleue siglé « Carrefour » sur lequel on peut lire : « Vivre d’amour et de poissons frais » !
Picasso Pablo (dit), Ruiz Picasso Pablo (1881-1973). Paris, musée national Picasso – Paris. MP72. Partager :ImprimerE-mailTweetThreadsJ’aime ça :J’aime chargement… […]