De mémoire de paroissien, jamais la basilique Saint Paul Serge, n’avait accueilli autant de monde. On se serrait sur les bancs, dans les travées, les chapelles et les coins les plus obscurs et reculés de l’église. Faute de places, de nombreuses personnes attendaient dehors la fin de la cérémonie. Une bénédiction conduite de très belle manière. Sobre et bien rythmée par les officiants, le rituel touchait le cœur comme l’esprit. Le mien en tout cas : je suis sensible à la beauté de certaines liturgies ! Adossé à l’un des piliers, près de l’entrée, j’écoutais l’hommage émouvant rendu à Solange. Le célébrant était doté d’une voix de chantre, chaude et profonde qui sonnait juste dans un silence parfait. Jusqu’à ce qu’une voix étouffée, très proche, hélas ! se fasse entendre. J’ai mis un certain temps avant d’en trouver la source. Les sons qui en sortaient, pareils à des lamentations murmurées, étaient ceux d’un vieil homme, petit, chétif, le nez collé à la jointure du grand portail et d’un mur latéral. La tête penchée sur son gros portable vert, le corps ramassé, crispé, il avait l’attitude d’un pêcheur à confesse. Rien au monde ne pouvait le distraire : il marmottait insolemment dans sa bulle numérique. Lorsqu’un employé municipal chargé du protocole s’est approché pour lui demander de se taire, j’ai pu apercevoir, devant moi, par-dessus les têtes qui m’entouraient, son visage. Ses yeux écarquillés et sa bouche ouverte exprimaient son incompréhension et glorieuse bêtise. La circonstance m’offrait ainsi,en ce moment de célébration et de receuillement, la figure contemporaine, brutale, de l’abruti connecté. Je ne suis pas prêt de l’oublier !
J’ai toujours trouvé les fins et les débuts d’année un peu tristes. On sait ce qu’on quitte, à jamais perdu, et ce qui nous attend, souvent imprévisible. Imprévisible et gros de tous les possibles. En bien et en mal ; en joies et en peines. Fort heureusement d’ailleurs. Imagine-t-on un monde programmé et attendu, à ses effets sur chacun d’entre nous ? Un monde sans incertitude, sans tourments, sans angoisses. Je pensais à cela dans la salle d’attente du centre de biologie dans lequel j’étais ce matin. À l’exception du personnel, il n’y avait que des personnes âgées. Grises et mal vêtues, assises, elles regardaient leurs souliers. La fatigue ou la maladie marquait leurs visages. J’avais l’âge de certaines et pourtant j’étais beaucoup plus jeune en pensée. Et je restais debout. Et il faisait très beau, et je savais que j’irais marcher le long de la plage cet après-midi. Ainsi, je symbolisais ce moment et réduisais l’incertitude de mes analyses. Chacun d’entre nous vit ce genre d’expérience, me disais-je. La raison y a sa part, certes. Mais celle du caractère, du sentiment ou une certaine manière d’appréhender, de voir et de sentir le « monde », souvent la précède, l’enveloppe, la drape. Je me disais aussi, que cette dernière part, qui fonde la culture, ne me semble plus le souci du monde qui vient. Son type d’humain serait plutôt du genre programmé et prévisible.
Le vent du Nord s’est levé cette nuit. Avec lui, l’épaisse couche de nuages gris qui jusqu’ici couvrait nos têtes s’est dissipée. Il faisait plein soleil sur la plage. J’ai marché sans tourments ni angoisses. Le corps léger. Tout avait du sens autour de moi !
Il était 11 h 30 quand je suis entré dans la petite librairie « Libellis », rue Droite. Une dame capuchonnée y tenait des propos vifs et hachés à la jeune femme qui enregistrait les six ou sept livres de poche de Robert Ludlum posés sur son « plateau de service ». De cette dame capuchonnée, je ne pouvais voir le visage. Et tout dans son apparence était vague et confus. Seule sa voix m’indiquait, peut-être à tort, son supposé genre. Pour tout le reste, un vêtement de pluie informe d’une couleur indéfinie la couvrait des épaules jusqu’aux genoux, veste que prolongeait jusqu’à des chaussures scratchs ouvertes sur des pieds nus, un pantalon de randonnée évasif, mollasson. Dans sa main gauche, un grand sac de course en plastique noir, disons plutôt noirâtre, bougeait au diapason de sa voix forte, saccadée, électrique. La jeune libraire, qu’elle tutoyait, restait cependant impassible sous l’avalanche des propos absurdes qui lui tombaient dessus. Elle lui disait « que la France, non ! le Français est psychologiquement malade… qu’elle ne sait pas où aller… que c’est partout pareil de toute façon… qu’on ne comprend plus rien… Y’a que les livres… et encore… que Robert Ludlum a tout dit, vu et prédit… qu’elle l’a d’ailleurs conseillé à son banquier… ». J’ai fini par perdre patience et l’ai exprimé par quelques soupirs suffisamment appuyés pour me faire entendre. « On s’impatiente derrière moi ? » Ce que j’ai immédiatement confirmé. Tout haut. Mais pour rien. Car d’autres commentaires ont encore fusé sur notamment le génie de Robert Ludlum. Qui m’exaspéraient. Jusqu’à ce qu’elle se décide à régler ses achats, pour s’avancer ensuite vers la sortie, marquer un temps d’arrêt sur le pas de la porte et en profiter pour me regarder gaillardement droit dans les yeux. Ses traits durs et l’extrême pâleur de son visage révélèrent alors un puissant sentiment de colère. À cet instant, j’étais pour elle l’incarnation de la France et du Français psychologiquement malade. Ignorant de surcroît les Lumières de Robert Ludlum. Et les siennes… Le temps d’une petite respiration, j’ai pu enfin commander le livre de Fleur Jaeggy : « Je suis le frère de XX. » Comme souvent, c’est deux, trois phrases lues au hasard d’un texte de critique littéraire que l’envie soudain me prend d’en connaître un peu plus sur l’auteur cité. Ce matin, sur le coup de 9 heures, j’étais tombé sur celles-ci, sur la page Facebook de Jean-Louis Kuffer :
« Il neigeait. On aurait dit depuis des années. Dans un village désolé du Brandebourg, un enfant crie avec un mégaphone un sermon de Noël ». Il n’en fallait pas plus pour que je me précipite vers la petite librairie « Libellis » de la rue Droite. À deux pas de chez moi. Il était 11 h 30 quand j’y suis entré…
Moments de vie : une troublante et douloureuse rencontre.
Trois, quatre ans peut-être que je n’avais pas rencontré cette « figure locale », vicieuse et décrépie, qui marche à l’équerre et pense très bas. C’est malheureusement arrivé en ce début de semaine. Il montait le Cours de la République, je le descendais. Au moment de nous croiser, je me demandais quelle attitude adopter. Lui dire enfin la honte que j’éprouvais encore de lui avoir un jour serré la main. Ou bien continuer mon chemin sans chercher son regard, tant est lourde la charge de mépris que m’inspire ce genre de personnage. J’ai choisi finalement cette dernière option. Cela dit, pendant le bref laps temps où il fut à ma portée, j’ai pu constater qu’il n’avait pas beaucoup changé. Le « patron » est toujours le même, en effet. Court sur pattes, il avance à petits pas désordonnés, sur de petits souliers vernis à talonnettes. Un ridicule qu’au sommet de sa tête soulignent de rares cheveux teints couleur corbeaux, qu’accentuent des joues pleines, flasques et jaunes. Avec, au milieu de ce visage en forme de poire, une bouche constamment entrouverte sur une denture équivoque. Il n’est pas le seul dans son genre, me disais-je. On en trouve des copies dans tous les milieux sociaux et cénacles plus ou moins discrets de nos villes et campagnes. Ils aiment y barbouiller et se prétendent philosophes. Le reste des attributs de ce type d’homme, petit, fat, ridicule et grossier importe peu finalement. Mais voilà, je ne pouvais le lui dire hier et ne le lui dirait jamais. Se rendre compte trop tard des blessures d’amour-propre causées par la fréquentation, même éphémère, contraintes ou tolérées de certaines personnes, est une expérience douloureuse. Combien d’entre nous y avons succombé, hélas, victimes de vraies « petites lâchetés » et de fausses « bonnes manières » ? L’âge désormais, fort heureusement, m’en préserve. Contrairement à ce qui est souvent dit et pensé, le vivant, je ne me suis jamais senti aussi libre…
Onze heures ! Beau soleil. Une patinoire couvre la portion de la Voie Domitienne de la place de l’Hôtel de Ville ; deux alignements de baraques en bois blanc occupent la promenade des Barques et le cours Mirabeau, en face, sur la rive droite, présente une suite de manèges plus ou moins monstrueux. Une petite animation règne dans cet ensemble « féerique ». On peut y voir des enfants tourner et retourner sur la patinoire, des badauds passer et repasser devant des chalets de foire exposant des peluches et des bijoux de pacotilles, et entendre crier de petites troupes de jeunes filles perchées sur des manèges effrayants. Une musique d’ambiance de « grandes surfaces » enveloppe le tout. Parfois, l’animateur de service l’interrompt pour faire la pub d’un exposant ou d’un commerçant. Partout en France, finalement, les mêmes marchés de Noël, les mêmes centres commerciaux et les mêmes entrées de ville. Un contraste saisissant entre l’accélération des facilités inédites de voyager, et l’uniformisation et l’appauvrissement relatif des paysages types du monde. J’ai croisé ce matin de nombreux touristes espagnols. Il fut un temps où c’est « Nous » (Les « Miens » cependant n’en avaient pas les moyens !) qui allions chez eux. Les habitants du coin les rejoindront cet après-midi. Et tous feront foule. Comme en d’autres et féeriques lieux !
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Hier matin, boulevard Gambetta. M… Avec lui, c’est comme ouvrir une radio. Toujours la même musique : ce qui casse, ce qui brûle, ce qui rate. Le reste, ce qui fonctionne, ce qui tient encore debout, […]
Il était assis là, droit comme il pouvait encore l’être. Une doudoune, un souffle un peu court, les gestes comptés. Sur ses genoux, un petit chien. Léger. Silencieux. Les yeux tournés vers la porte, […]
Je croyais que la culture était un bien commun. Une respiration. Je découvre qu’elle est surtout un territoire. À défendre. À verrouiller. Partager :ImprimerE-mailTweetThreadsJ’aime ça :J’aime […]