Il est 10 h 30 et j’admire le somptueux mélia couvrant la totalité du cadre d’une des deux grandes fenêtres de la cuisine. Il ondule pesamment, mais gracieusement, sous la poussée modérément forte d’un vent du Nord plutôt frais. Ses premières fleurs étoilées rose-lilas et ses fruits en forme de boules couleur miel percent sous le vert de son abondante frondaison. Dans quelques jours, il dispersera autour de lui un parfum lilas poudré, puissant et généreux. Un couple d’hirondelles joueuses traverse ce décor à vive allure, au ras des vitres. Elles nichent au-dessous du chéneau. Tous les ans, j’assiste ainsi, heureux, à ce merveilleux spectacle. Rien de change ! Devant moi, sur la table, la tasse de café que je viens de boire et le livre d’Emmanuel Berl que je viens de refermer après avoir lu ses dernières pages : « Présence de morts » *. Qui puis-je ? Quand je l’ai ouvert la semaine dernière, je ne pouvais imaginer qu’il toucherait ma sensibilité récemment blessée par les décès de personnes admirées ou connues, ou pas, d’ailleurs, et que j’en terminerai la lecture aujourd’hui : 8 mai. Avant de refermer ce livre, disais-je, ce livre écrit dans un style élégant, net et précis, je me suis attardé sur ce passage souligné de traits irréguliers tracés au crayon noir en pensant notamment aux innombrables articles et commentaires publiés ici ou là après l’annonce du décès de Philippe Sollers.
« Nous trahissons les morts en les oubliant, et nous ne pouvons pas penser à eux sans les trahir ! Nos fidélités s’avèrent d’autant plus abusives qu’elles sont plus ferventes. Le survivant finit par croire qu’on viole les volontés du mort, quand on résiste aux siennes. Sa piété tourne en idolâtrie ; il se figure adorer un disparu, quand il se prosterne devant ses propres passions. » (page 122)
*Publié en 1956, il a été réédité en 2019, dans la collection « l’Imaginaire » de Gallimard.
« L’ancien président de la Fédération française de rugby (FFR) Bernard Lapasset est mort, mardi 2 mai, vers 22 heures, a annoncé la FFR mercredi matin. » Il était 8 h 30, quand j’ai lu sur l’écran de mon smartphone cette « alerte » du journal le Monde. Le temps s’est alors arrêté. Brutalement. Plongé dans ma mémoire, triste et silencieux, j’ai laissé venir à moi celui de ma jeunesse. Et que d’images ; que d’images encore fraîches et bienfaisantes ! C’était un temps où, jeunes provinciaux « déracinés », nous nous retrouvions, Bernard et moi, sur les mêmes terrains de rugby de la région parisienne. Nous jouions alors dans la même équipe « corpo » des « Douanes ». Il était troisième ligne centre, j’étais à son aile, droite ou gauche, selon. Cette magnifique équipe était pour nous, dans cet univers parisien sombre, froid et humide, une seconde patrie de cœur. On y trouvait un même esprit de camaraderie ; de mêmes accents ensoleillés ; une chaleur qui terriblement nous manquaient dans nos vies banlieusardes étriquées, abstraites. Ces moments étaient des moments heureux, n’est-ce pas Alfred, André, Jean-Claude, Jean-Paul… Bernard ? Il faut que je vous le dise, mes amis : ces moments m’ont toujours accompagné ; ils étaient, sur d’autres routes professionnelles plus solitaires et risquées, mon viatique de fraternelles réjouissances de corps et d’esprit. J’ai retrouvé Bernard beaucoup plus tard. Les années avaient passé. Nombreuses ! Il venait d’être élu Président de la FFR avec la volonté de professionnaliser le rugby. Je suis alors « monté » à Paris et avons déjeuné ensemble. J’avais beaucoup changé, lui aussi. Il s’est un peu moqué de mon allure soignée de « techno ». Mais son sourire bienveillant et sa voix étaient les mêmes. Depuis, de loin, je prenais de ses nouvelles. Je le savais malade, souffrant, l’esprit égaré. Il avait 75 ans. En cet instant, celui où j’écris ces lignes, je nous revois encore dans les vestiaires de je ne sais plus quel stade. Vincennes, peut-être ! Nos adversaires étaient ceux du Crédit Lyonnais. Plus costauds et mieux vêtus, nous leur avions pourtant donné une sérieuse raclée. Haroun Tazieff était en deuxième ligne dans cette équipe de banquiers. T’en souviens-tu Bernard ?
Il avait 96 ans. Je le croyais immortel. Il était beau. Sa voix, douce et virile, touchait les cœurs. Son visage aux traits purs, sa longue silhouette, sa façon de se déplacer sur scène, tout chez lui exprimait une grande noblesse de caractère. Il était la classe incarnée. Naturelle, rayonnante. Il était tout cela aussi qu’il mettait au service d’une sensibilité civique sûre de ses droits. J’aimais cet homme. A un ami, je disais ma peine. Et m’interrogeais avec lui sur notre époque, si elle pouvait nous présenter un tel être aussi exceptionnellement simple et doté de tous les talents artistiques et humains.
Je n’ai pas reçu le baptême. La mémoire familiale concernant ma naissance, du moins celle qui me fut transmise oralement à un âge adulte, fait seulement état d’un ondoiement pratiqué dans la petite chapelle de l’Hôtel Dieu de Narbonne. Comme cela se faisait, paraît-il, systématiquement, dans cet établissement hospitalier où les infirmières portaient encore – en 1947 – des cornettes blanches. J’imagine mal en effet mes parents, et mon père surtout, athée et de tradition communiste, solliciter ce rite pour ma naissance, le 9 avril de cette année-là. Ma mère non plus, d’ailleurs, qui néanmoins se disait vaguement croyante, mais sans église, et qui, pendant longtemps, paradoxalement, m’a reproché, en silence, de n’avoir pas fait baptiser mon fils. On l’aura compris, c’est d’abord dans l’ignorance totale de l’apport « civilisationnel » du christianisme, enfant, et son déni ensuite, adolescent et jeune adulte, que s’est déroulée une grande partie de ma vie. De ma vie disons imaginaire et intellectuelle. Et ce jusqu’à ce que je finisse par comprendre que je ne pouvais pas regarder le monde autour de moi, le monde dans toutes ses dimensions politiques et esthétiques notamment, autrement qu’avec des « lunettes » chrétiennes. Les livres, la musique, les arts en général, l’architecture de nos villes, l’ordonnancement de nos paysages, certaines traditions que j’aimais en témoignaient. Dès lors, la voie s’ouvrait, sans fin, qui m’amène encore aujourd’hui, à toujours vouloir approfondir des connaissances patiemment acquises au fil des ans. Ce désir longtemps refoulé, je le confessais, hier soir à Laly assise à mes côtés, lors du dîner familial, en présence de nos petits et arrières petits enfants. Laly qui, à 17 ans, s’est lancée dans la lecture de la Bible et m’a confié vouloir aller à la cathédrale Saint Just-Saint Pasteur demain matin pour assister à la messe de Pâques. Elle me disait aimer son décorum, les chants, la musique. À ses questions, je répondais en insistant un peu pour lui donner quelques bribes de culture sur cette semaine sainte : son déroulement, son histoire, ses acteurs ; la signification de certaines « images ». Que ce samedi était un jour de grand silence, de recueillement, et pourquoi ; que l’on n’était pas obligé d’avoir la foi ou de faire semblant pour goûter les rites et les symboles chrétiens, notamment ; et que les comprendre donnait de la profondeur et augmentait les plaisirs et les émotions ressentis sous un chef-d’œuvre de l’art gothique comme celui de la cathédrale Saint-Just dans laquelle elle assisterait demain dimanche à la messe. Je n’ai pas revu Laly depuis. Mais je sais qu’avec ses parents, sa sœur et des amis, ils « feront pâquette » lundi autour de « ma cabane » en bord de mer. Avec les miens, c’était dans le massif de la Clape que nous nous installions sous les pins pour y manger la traditionnelle omelette pascale. Une tradition durablement inscrite dans nos mœurs et nos usages. Un jour prochain, je dirai à Laly que c’est à cela, à ces traces aussi, que l’on reconnait ce qui fait et fait vivre une civilisation.
Illustration : Le Greco, Marie-Madeleine pénitente.
10 heures 30. Les cloches de Saint-Just appellent les fidèles à se rassembler sur l’esplanade située à l’arrière de la cathédrale. C’est l’heure du rituel de la bénédiction des rameaux d’olivier et de laurier. Elles sonnent haut et fort. Et le vent porte loin dans les airs des vibrations d’allégresse. Le curé et ses servants sont en place. Autour d’eux, une petite foule se presse. Elle attend, impatiente, que la cérémonie commence. Leurs feuilles de laurier ou d’olivier bénies, de nombreux participants fuiront la messe et quitteront vite les lieux. Les rameaux orneront leurs maisons et les protégeront des malheurs du monde ! Ceux-là m’ont toujours fait penser à des adeptes clandestins d’une sorte de rite magique.
Plus tard, en remontant le Cours Mirabeau, j’ai croisé une famille d’Espagnol. L’homme, jeune, tenait à la main une longue branche de palmier séchée, tandis que sa femme et ses enfants arboraient des assemblages de palmes tressées. Comme à Elche, pendant la procession des palmes blanches, ou à Cox. Cox, le village de mon grand-père, où j’ai pu discuter, en 2013, je crois, de cet art du tressage des feuilles de palmier avec deux dames le pratiquant, ce jour-là et selon la coutume, devant l’église. Un art délicat qui se pratique et se transmet encore dans quelques rares familles. Depuis cette étonnante rencontre, je ne cesse de m’interroger. Pour quelles raisons ce jeune couple et leurs enfants se promenaient-ils ainsi dans les rues de Narbonne avec, dans leurs mains, les emblèmes d’une tradition qui, le même jour, réunissait une multitude de personnes dans les rues d’Elche, d’Orihuela ou de Cox ? Depuis, j’ai le regret de ne pas leur avoir adressé la parole. Ils ne pouvaient venir en effet que de terres paternelles. Nous aurions pu alors communier, peut-être, sur de mêmes histoires familiales. Que d’occasions de partage d’idées ou de sentiments sottement perdues dans une vie d’homme, songeai-je.
Illustration : photos prises lors de mon dernier séjour à Cox.