« Vivre, c’est s’obstiner à achever un souvenir. » Vraiment ?
J’ai lu sur la page Facebook d’un « ami » cette phrase de René Char : « Vivre, c’est s’obstiner à achever un souvenir. » Depuis, elle occupe, par moments – brefs fort heureusement –, mon esprit. J’ai du mal, en effet, avec cette idée d’une vie attachée à un souvenir auquel nous voudrions avec acharnement mettre fin. Et pourquoi donc ce « un » ? exclusif. Serait-il celui d’une époque – l’enfance, l’extrême vieillesse… – ; d’un pays ; d’une histoire ; d’une relation amoureuse, amicale ; d’une émotion ?… Une séquence de notre vie, cadrée, coupée dans le film du passé, qui serait stockée dans nos mémoires, comme un fichier dans un ordinateur ? Que cela soit hors de notre portée, chaque jour de notre vie le démontre aisément. Que je sois fait de ce que je fus, sans doute. Mais ce que j’en sais, ou me remémore, n’est un ensemble de représentations subjectives nécessairement colorées par ce que je vis au présent, mon caractère, mon histoire personnelle, mes connaissances, mes opinions, croyances… mes projections sur l’avenir. Un film fait de trous, de faux souvenirs, d’erreurs… Rien de définitivement assuré une bonne fois pour toutes dont je poursuivrais obstinément l’accomplissement. Ma mémoire et mes souvenirs changent avec le temps. Je ne suis pas – ne suis plus – que le seul souvenir d’un enfant, notamment !
Quelqu’un qui sait mon goût pour l’œuvre de Patrick Modiano, m’a fait remarquer que cette phrase de René Char est inscrite en exergue de son « Livret de famille » paru en 1977. Ce qui serait contradictoire à mon propos, me dit-il. Alors que j’y vois plutôt une confirmation. Pour l’écrivain, en effet, la mémoire est une contrée fragmentée, jamais tout à fait sûre, toujours à revisiter. C’est un territoire intérieur brumeux aux frontières floues. On y erre sans fin, on s’y perd parfois. Et les mots, les images, butent toujours sur un indéchiffrable noyau. Vivre, c’est réduire par tous les moyens l’ambiguïté propres à nos souvenirs. S’obstiner à les achever, c’est risquer la névrose. Le bégaiement à coup sûr.
Je relis – à voix haute, cette fois – cette phrase de René Char et ne peux me défaire d’un sentiment de lourdeur. Elle sonne mal ! Épaisse, elle grince aussi avec cet hiatus – « à achever » – en son cœur. D’autres pourtant la trouvent magnifique…