Je ne connaissais pas Sandra Hurtado Ros, jusqu’à ce que je la vois et l’entende chanter au piano samedi dernier dans la salle des Synodes de l’Hôtel de Ville de Narbonne. Toute de noir vêtue, longue et fine, elle a magnifiquement interprété de sa belle voix de soprano des textes en occitan de Max Rouquette et Gérard Zuchetto, ainsi que des poèmes de Miguel Hernandez et Antonio Machado. Le petit orchestre qui l’accompagnait était dirigé avec beaucoup de sensibilité par Bertand Bayle. Il s’en dégageait une grande harmonie musicale et affective. La voix puissante, charnelle et sensible de Sandra Hurtado Ros quant à elle magnifiait la beauté des textes qui nous étaient si généreusement offerts. Je dois dire que j’ai été particulièrement touché par deux des poèmes de Miguel Hernandez (No quiso ser ; En el fundo del hombre). Un poète très peu connu du public français, mais qui, ici, dans cette ville et les villages environnants n’est pas sans éveiller quelques échos dans de nombreuses familles, comme la mienne. Car Miguel Hernandez est né en effet Orihuela et a vécu quelque temps à Cox, le village tout proche de mon grand-père paternel. Je disais que je ne connaissais pas Sandra avant qu’elle ne nous donne ce récital, mais je dois quand même préciser ici que je connais un peu ses parents et sa mère surtout. Je sais aussi que dans cette famille oncle et frères ont été ou sont musiciens. Alors Sandra, merci ! Merci pour avoir réservé dans votre concert un petit moment de l’histoire de familles venues de ce « coin » d’Espagne entre Elche et Alicante, tout un quartier de Narbonne où elles vécurent dans la pauvreté et la poésie simple de Miguel Hernandez, ce poète chevrier ardent et généreux au destin tragique qui parle encore et toujours au cœur de chacun.
Tristes guerres
si l’amour n’en est l’enjeu.
Tristes. Tristes.
Tristes armes
si les mots ne sont de feu
Tristes. Tristes.
Tristes hommes
si d’amour ils ne meurent.
Tristes. Tristes.
Miguel Hernandez.
Lui : « Quel est l’âge idéal pour mourir ? » Elle : « Je vais te le dire. C’est soixante-quinze ans. »
On fait parfois de belles rencontres sur les réseaux sociaux. Celle de Denis, sur Facebook, en est une. Il y a quelque temps déjà, je ne sais plus à quel propos, je lui avais dit que j’avais tout lu de Patrick Modiano. Fidèle lecteur lui aussi de cet auteur, il m’avait demandé si je connaissais Didier Blonde – je comprends à présent pourquoi. Je lui répondis que j’ignorais tout de lui. Mais l’attention portée à cet écrivain par Denis avait éveillé ma curiosité.
Balade littéraire autour de Robert Bober et Pierre Dumayet entre Bages et Peyriac de Mer…
« Si j’ai choisi de t’écrire Pierre, c’est que j’ai préféré m’adresser à toi plutôt que de parler de toi. Il m’a semblé ainsi réduire, effacer même par instants, la distance qui sépare la vie de la mort. » Ce Pierre, à qui s’adresse Robert Bober dans sa longue lettre-récit, « Par instants, la vie n’est pas sûre » *, c’est Pierre Dumayet, son ami de trente ans. Pierre Dumayet, l’homme de Cinq Colonnes à la une qui, avec l’équipe de Lectures pour tous, fit lire la France entière et avec qui Bober, devenu réalisateur à la télévision, collabora. Cette lettre-récit, c’est l’histoire de cette rencontre et de leur amitié, de leur relation professionnelle, aussi. Et quelle œuvre commune ! Cinquante émissions, Lire et écrire, Lire et relire, des documentaires sur les correspondances, Flaubert, Van Gogh…, des rencontres avec Duras, Tardieu, Handke, Alechinski…, dont Pierre Dumayet écrivait les textes quand Robert Bober devait trouver les images.
Dans ce livre, on croise Erri de Luca et Jean-Claude Grunberg, Sami Frey et André Schwarz-Bart, Max Ophuls et Truffaut, Celan et Reverdy, Lustiger et Martin Buber, le peintre Serge Lask et le photographe Walker Evans. On plonge aussi dans les récits hassidiques et on y parle le yiddish ; on accompagne Bober dans son enfance d’apprenti tailleur, celle de sa famille et de ses amis ; on l’écoute, on l’entend : « Lorsque je relis ce corps de phrase : « … le travail et la vie, dont “il” leur communique le secret tout autant par l’exemple involontaire que par la leçon délibérée », « il », ce fut le vieil horloger russe qui m’a laissé le regarder travailler et fait écouter le tic-tac des montres anciennes sorties de ses mains […] ce furent tous ceux qui à travers le temps ont tracé les chemins qui m’ont conduit jusqu’aux feuilles blanches sur lesquelles je t’écris […], ceux dont parfois j’ai répété les mots et grâce à qui j’ai pu voir jusqu’à l’enfance. » (Page 441)
Si je vous parle de Robert Bober et de sa lettre-récit, c’est parce que cette après-midi, je suis allé me balader entre Bages et Peyriac de Mer. Bages où Pierre Dumayet a vécu les dernières années de sa vie et qui « habite » désormais son joli petit cimetière. Il me plaît de rappeler, et de le faire savoir aussi à ceux qui l’ignorent encore, que son « esprit », celui que nous fait revivre Robert Bober dans son admirable récit, repose dans un des plus beaux paysages de lagunes et de garrigues de notre région. Cette après-midi, donc, vous dis-je, il faisait un temps vraiment merveilleux. Le ciel était bleu et l’air très doux ; un faible vent du Nord faisait trembler les étangs. Sur leurs eaux, des flamants roses, immobiles, semblaient à leur écoute…
Ah ! J’oubliais ! Avant d’entreprendre cette balade souvenir entre Bages et Peyrac, je me suis arrêté à la « cave à vin, cave à manger » de Lionel Giraud, à Narbonne. J’ai choisi son menu. Un menu parfaitement composé avec des plats tout en saveur et finesse. Sur la table, mon habituelle bouteille du Mas Bau, « Loulou » : le printemps dans chaque gorgée… Et puiqu’il me faut bien terminer ce billet, cette dernière phrase enfin de Bober : « Le partage des sens ne résiste pas à l’examen, le regard sait aussi écouter et le visible se fait entendre »
*Une phrase que Bober a trouvée dans « La Nonchalance », un des courts romans que Dumayet a publié aux éditions Verdier (Lagrasse). On trouve ceux de Robert Bober chez P.O.L.
Les photos les plus floues sont parfois les plus nettes…
Cette photo scannée en 2013, je l’ai sortie du tiroir de mon bureau en début de semaine dernière. Elle y dormait depuis plusieurs années au milieu de carnets, de crayons et de stylos. Je ne sais plus qui me l’a donnée. Ni quand ! Au verso, la marque du support « Fujifilm/ Fujicolor/ ArchivePaper » indique toutefois que ce « tirage » est la marque d’un professionnel. En haut, dans le coin gauche : « 1946 » écrit à l’encre bleue avec une pointe fine de stylo-bille. Le « 6 » est décalée sur la droite. Je reconnais le tremblé de ma mère. L’image, elle, est très floue. Et celui ou celle qui l’a prise n’a pas cadré le couple qu’il visait. À l’arrière-plan et sur la moitié droite de la photo, un conifère et des platanes dénudés qui mangent tout « l’espace ». En bas, à gauche, une tâche blanche mord sur la jambe droite d’un jeune soldat. Il est en permission. Grand, mince, et sans doute gêné par le soleil, il semble froncer les sourcils. Il porte des gants. Il doit faire froid ! La jeune femme à son bras est vêtue d’un manteau serré à la taille. Elle est coiffée à la mode de son temps. Elle regarde le « photographe » droit dans les yeux. Elle a fière allure. On croit deviner un sourire. La scène se passe probablement sur la promenade des Barques, à Narbonne ; et certainement en mai 1946. Ils habitent chez leurs parents. Ce jeune homme, en effet, a été libéré par anticipation le 14 mai 1946 pour se marier avec cette jeune femme, le 12 juin de cette même année. En septembre, elle aurait 19 ans et lui 21. Quelques mois plus tard, je venais au monde.
J’ai souvent scruté cette photo depuis qu’elle est posée sur une petite pile de livres, sur mon bureau. La tenue militaire de mon père surtout m’intriguait. Je ne comprenais pas sa raison. Il fallait que je sache. J’ai fouillé dans ses papiers entassés, sans ordre, dans une vieille valise. Ce que je n’avais jamais fait depuis sa mort. J’ai consulté aussi des archives départementales, pour finalement apprendre que, jeune résistant dans les FFI, il avait été intégré, en février 1944, avec ses camarades de combat, dans l’armée régulière comme engagé volontaire à l’âge de 19 ans. Un an plus tôt, en décembre 1943, c’est ma mère qui avait vu son père, encadré par des miliciens, prendre le train pour Compiègne et Buchenwald. Ces deux-là étaient faits pour se trouver. Rien d’étonnant à les voir ainsi bras dessus, bras dessous, un mois de mai 1946, sur la promenade des Barques. Mais pourquoi donc ne nous ont-ils jamais rien dit de ce temps de leur jeunesse ? Rien ! Ou si peu et si tard…
Il faut toujours s’arrêter sur certaines images. Les plus floues sont parfois les plus nettes. Je regarde à présent la photo que je viens de prendre pour illustrer ce billet. Celle de mes parents figure sur la page de couverture de « W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec ». Et sur le côté gauche, « la fleur du temps », de Claude Roy… Tout est en ordre !
Vider les lieux !
Hier après-midi, j’ai procédé au nettoyage de printemps autour de ma « cabane » : ai ratissé le gravier, planté de jeunes géraniums, taillé les branches des lauriers abimées par le vent, constaté l’apparition d’abondants bourgeons sur le mûrier platane, vérifié la bonne santé de l’ipomée, effacé les images, les commentaires, les mots et phrases entendus et lus, ici ou là, les livres aussi ; ai pris le chemin qui mène à la plage, me suis adossé à un rocher, ai regardé la mer, respiré l’air du large, écouté le bruit des vagues…