Cet homme, je ne le connais pas mais j’en suis cependant très proche […]

 

   

7 heures ! Comme hier, il est à la même place, tout près d’une fontaine publique récemment installée. Il attend qu’on vienne le chercher. Il fume une cigarette en faisant quelques pas. Je l’imagine dans de lointaines pensées : celles du travail à venir ont encore du temps devant elles. Je sais que dans une heure environ il sera sur un chantier.

Un matin du « monde d’après »…

Mirage.

Hier matin, assis à la terrasse étendue d’un café sur la promenade des Barques, je goûtais le plaisir d’une vie sociale en partie retrouvée. Il y avait du monde autour de tables très animées ; sur de rares bancs des oisifs dans mon genre se tenaient serrés et sur la rampe du déambulatoire de petits groupes de jeunes gens campaient : ils riaient. L’air était doux sous les platanes du cours. Des promeneurs paresseusemment le montait ou en descendait. D’un détail, d’une apparence, j’en tirais des histoires, j’imaginais des vies. Un spectacle qui ne lasse jamais. Rien du bruit du monde alors ne venait le troubler. Seul comptait ce mirage.

Scène de la vie ordinaire et du monde d’après !

 

Mardi 2 juin : deuxième phase du déconfinement, titrent les journaux. Il est 8 heures ; devant ma fenêtre grande ouverte, je jette un coup d’oeil vers un ciel lourdement chargé : le vent marin y pousse de sombres nuages gris.

La politique est l’ornement de l’intellectuel, comme il est son ornement…

   

 

[…] Le phénomène des intellectuels activistes est typiquement romantique. Ce n’est pas un hasard s’il trouve en Rousseau son paradigme, encore en vigueur aujourd’hui, dans la mesure où se conjuguent en lui, pas toujours de manière heureuse, une conscience de soi exacerbée et l’affectation exhibitionniste d’une généreuse préoccupations sociale.

On ne porte plus de blouses grises, comme dans les collèges d’antan…

Je ne me souviens pas de son nom. De son apparence physique, quelques traits seulement paraissent depuis peu et fort distinctement à mon esprit. Comme un appel auquel j’aurai longtemps été sourd. Mais qui, devenu insistant, prend enfin tout son sens. Je sais d’elle qu’elle était grande et mince, que ses yeux étaient clairs et son visage lumineux. Je sais aussi qu’elle avait de longs cheveux noirs ; je sais surtout qu’elle était belle, qu’elle brillait dans cette salle de classe où elle enseignait le français et que le contraste était saisissant avec la sévérité esthétique et républicaine d’une salle dans laquelle nous étions tous revêtus de la même blouse grise d’épicier. J’étais alors un jeune adolescent dont les mots et les phrases quittaient mes lèvres à une vitesse folle, dans le plus grand désordre. Longtemps, en effet, je fus inaudible ou presque et cette jeune et jolie enseignante, dans ce malheur, a peut-être été, paradoxalement, à l’origine de ce goût immodéré pour les « lettres ». Je lui dois sans doute aussi de n’avoir plus à subir les souffrances et vexations consécutives à mes défaillances élocutoires. Il a suffit pour cela d’une scène que je revois encore, comme dans un halo. Elle était là, sur son estrade, debout derrière son bureau, impériale et rayonnante de beauté ; elle nous rendait les copies d’une dissertation, avec ses commentaires et ses notes. J’étais très fier de la mienne ! J’attendais avec impatience son jugement. Il fut terrible ! Mon travail, me, dit-elle, avec un demi-sourire d’une extrême élégance, « n’était pas personnel : il ne méritait qu’un zéro. » Je crois, sans en être pourtant totalement assuré, n’avoir jamais vécu d’injustices aussi manifestes – et traumatisantes. Comment pouvait elle savoir, cette très belle personne, que mes parents, depuis les cours élémentaires et moyens, ne pouvaient m’accompagner et m’aider dans ma scolarité au collège ; que nous n’avions pas de livres à la maison ; que nos échanges, en famille, se limitaient à l’expression des besoins les plus élémentaires de la vie courante. Et puis, et puis c’était un temps où l’autorité professorale était entière : rien n’était accordé aux jeunes collégiens, surtout pas la parole ; et la mienne était de surcroît beaucoup trop imparfaite. Longtemps j’ai tu cette histoire. Mais l’âge avançant elle revient souvent à ma mémoire ; et je sais à présent qu’elle est pour beaucoup dans cet amour et cette peur mêlés des mots, des belles phrases. Comme elle est pour beaucoup dans ce désir d’en faire ; d’en faire désormais sans crainte d’aucun jugement.

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