Adrienne Mesurat, jeune provinciale de dix-huit ans, vit entre son père sénile et sa sœur Germaine, vieille fille tuberculeuse. Un seul regard, un bref signe de salut du docteur Maurecourt, quadragénaire sans grâce ni séduction, laid, alors qu’il passait en calèche devant elle dans une rue, et le coeur d’Adrienne, voué jusque-là au néant de la solitude, va s’enflammer d’un amour passionné et exclusif ; jusqu’à des pèlerinages d’adoration devant la demeure du docteur. Un récit de jeunesse de Julien Green écrit à la manière d’un Mauriac ou d’un Bernanos, dans lequel est décrit de façon magistrale l’inexorable montée d’une implacable et destructrice psychose. Un texte envoûtant ! Un chef d’œuvre !
Il est 10 h 30 et j’admire le somptueux mélia couvrant la totalité du cadre d’une des deux grandes fenêtres de la cuisine. Il ondule pesamment, mais gracieusement, sous la poussée modérément forte d’un vent du Nord plutôt frais. Ses premières fleurs étoilées rose-lilas et ses fruits en forme de boules couleur miel percent sous le vert de son abondante frondaison. Dans quelques jours, il dispersera autour de lui un parfum lilas poudré, puissant et généreux. Un couple d’hirondelles joueuses traverse ce décor à vive allure, au ras des vitres. Elles nichent au-dessous du chéneau. Tous les ans, j’assiste ainsi, heureux, à ce merveilleux spectacle. Rien de change ! Devant moi, sur la table, la tasse de café que je viens de boire et le livre d’Emmanuel Berl que je viens de refermer après avoir lu ses dernières pages : « Présence de morts » *. Qui puis-je ? Quand je l’ai ouvert la semaine dernière, je ne pouvais imaginer qu’il toucherait ma sensibilité récemment blessée par les décès de personnes admirées ou connues, ou pas, d’ailleurs, et que j’en terminerai la lecture aujourd’hui : 8 mai. Avant de refermer ce livre, disais-je, ce livre écrit dans un style élégant, net et précis, je me suis attardé sur ce passage souligné de traits irréguliers tracés au crayon noir en pensant notamment aux innombrables articles et commentaires publiés ici ou là après l’annonce du décès de Philippe Sollers.
« Nous trahissons les morts en les oubliant, et nous ne pouvons pas penser à eux sans les trahir ! Nos fidélités s’avèrent d’autant plus abusives qu’elles sont plus ferventes. Le survivant finit par croire qu’on viole les volontés du mort, quand on résiste aux siennes. Sa piété tourne en idolâtrie ; il se figure adorer un disparu, quand il se prosterne devant ses propres passions. » (page 122)
*Publié en 1956, il a été réédité en 2019, dans la collection « l’Imaginaire » de Gallimard.
On ne prend jamais assez de temps pour se relire. Et quand je l’ai fait, récemment, s’agissant de textes publiés ici ou là, je m’irritais d’avoir à les corriger de leurs trop nombreuses fautes de style autant que de grammaire ou d’orthographe. L’expérience fut douloureuse. Très douloureuse. Au point d’arrêter là ce travail de compilation de billets et chroniques de ces trois dernières années réclamés par mes proches. Certains en effet veulent pouvoir les conserver et les lire en format « papier » – sous entendu : on ne sait jamais ce qui demain peut t’arriver ! L’envie donc d’envoyer le tout à la poubelle et de ne plus jamais rien écrire, m’a un temps plombé l’esprit, disais-je. Jusqu’à ce que je lise de Cicéron : « Caton l’Ancien, ou de la vieillesse ». Et ceci : «… nos soins ne doivent pas se borner au corps seulement, nous devons nourrir encore mieux l’esprit et le cœur ; car si on ne les entretient comme la lampe en lui fournissant de l’huile, eux aussi s’éteignent dans la vieillesse. » La blessure narcissique qui ne cessait de me perturber ces derniers jours changea alors de nature : elle devenait un impératif physique et moral. Vital. Il me fallait continuer ces petits travaux d’écriture. En jouir, malgré tout. Nourrir mon esprit et mon cœur. Vieillir, mais me raidir contre la vieillesse. Et « m’appliquer sans relâche à corriger les torts qu’elle peut avoir, et la combattre comme on combat la maladie. »
Ce petit texte – allégorique – offert ce matin par mon amie Marie Paule Farina. Qui se passe de commentaires.
« Le poulpe est insaisissable. Apte à se modeler parfaitement sur le corps qu’il saisit, il sait aussi imiter les couleurs des êtres et des choses dont il s’approche. Insaisissable, le poulpe est un nocturne : comme Hermès, il sait disparaître dans la nuit, mais une nuit qu’il peut lui-même sécréter, comme les animaux de son espèce, et, en particulier, comme la seiche. Dolometis, dolophron, la seiche a la réputation d’être le plus rusé des mollusques. Pour tromper son ennemi, pour abuser ses victimes, elle dispose d’une arme infaillible : l’encre qui est une sorte de nuée. Ce liquide sombre, ce nuage visqueux, lui permet à la fois d’échapper à la prise de ses ennemis et de capturer ses adversaires, devenus ses victimes, comme dans un filet. C’est l’encre, nuée noire, nuit sans issue, qui définit un des traits essentiels du poulpe et de la seiche. Insaisissables, fluides, se développant en mille membres agiles, les céphalopodes sont des animaux énigmatiques : ils n’ont ni avant, ni arrière ; ils nagent obliquement, les yeux devant, la bouche en arrière, la tête auréolée de leurs pieds mouvants. »
(Extrait de « Les ruses de l’intelligence – La mètis des Grecs », p.46, Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant. Editions Flammarion, 1974)
« On a parfois l’impression d’être en train de déambuler sans but dans une ville. On se promène dans une rue, on tourne au hasard dans une autre, on s’arrête pour admirer la corniche d’un immeuble, on se penche pour inspecter sur le trottoir une tache de goudron qui fait penser à certains tableaux que l’on a admirés, on regarde les visages des gens que l’on croise en essayant d’imaginer les vies qu’ils trimballent en eux, on va déjeuner dans un petit restaurant pas cher, on ressort, on continue vers le fleuve (si cette ville possède un fleuve) pour regarder passer les grands bateaux, ou les gros navires à quai dans le port, on chantonne peut-être en marchant, ou on sifflote, où on cherche à se souvenir d’une chose oubliée. On a parfois l’impression, à se balader ainsi dans la ville, de n’aller nulle part, de ne chercher qu’à passer le temps, et que seule la fatigue dira où et quand nous arrêter. Mais de même qu’un pas entraîne immanquablement le pas suivant, une pensée est la conséquence inévitable de la précédente et dans le cas où une pensée en engendrerait une autre (disons deux ou trois, équivalentes quant à leurs implications), il sera non seulement nécessaire de suivre la première jusqu’à sa conclusion mais aussi de revenir sur ses pas, car son point d’origine, de manière à reprendre la deuxième de bout en bout, et puis la troisième, et ainsi de suite, et si on devait essayer de se figurer mentalement l’image de ce processus on verrait apparaître un réseau de sentiers, telle la représentation de l’appareil circulatoire humain (cœur, artère, veines, capillaire), ou telle une carte (le plan des rues d’une ville, de grandes villes de préférence, ou même une carte routière, comme celle des stations services, ou les routes s’allongent, se croisent et tracent des méandres à travers le continent entier), de sorte qu’en réalité, ce qu’on fait quand on marche dans une ville, c’est penser, et on pense de telle façon que nos réflexions composent un parcours, parcours qui n’est ni plus ni moins que les pas accomplis, si bien qu’à la fin on pourrait sans risque affirmer avoir voyagé et, même si l’on ne quitte pas sa chambre, Il s’agit bien de voyage, on pourrait sans risque affirmer avoir été quelque part, même si on ne sait pas où. » (p.190-191-192)
Paul Auster : L’invention de la solitude. Actes Sud (Collection Babel) Juillet 2017