Sa.18.2.2023
Lecture
Extrait tiré de l’article signé Milan Kundera « L’inimitié et l’amitié » :
« Dans notre temps on a appris à soumettre l’amitié à ce qu’on appelle les convictions. Et même avec la fierté d’une rectitude morale. Il faut en effet une grande maturité pour comprendre que l’opinion que nous défendons n’est que notre hypothèse préférée, nécessairement imparfaite, probablement transitoire, que seuls les très-bornés peuvent faire passer pour une certitude ou une vérité. Contrairement à la puérile fidélité à une conviction, la fidélité à un ami est une vertu, peut-être la seule, la dernière.
Je regarde la photo de René Char à côté de Heidegger. L’un célébré comme résistant contre l’occupation allemande. L’autre dénigré à cause des sympathies qu’il a eues, à un certain moment de sa vie, pour la nazisme naissant. La photo date des années d’après-guerre. On les voit de dos ; la casquette sur la tête, l’un grand, l’autre petit, ils marchent dans la nature. J’aime beaucoup cette photo. »
Les Essais de Montaigne, un viatique pour notre temps.
Les Essais, un viatique pour notre temps.
Lors d’une confrontation entre André Compte Sponville (A.C-S) et François Jullien sur les conceptions chinoise et occidentale du bonheur, ce dernier disait de Montaigne qu’il était « le plus chinois des penseurs occidentaux ». Pourquoi ? Parce qu’il est un penseur du devenir plutôt que de l’être, « de la vie plutôt que du salut, de la durée plutôt que de l’éternité, du présent plutôt que de l’avenir, de la transition (voire du « procès sans sujet ni fin ») plutôt que du progrès, du réel plutôt que du sens, du « jardin imparfait » plutôt que de l’utopie, enfin du « vivre à propos » plutôt que du bonheur ! », précise André Comte-Sponville à la page 159 de son « Dictionnaire amoureux de Montaigne. ». Comme les Chinois, on peut dire que Montaigne voit toujours un peu de yin dans le yang. Ainsi des plaisirs et des biens que nous avons, « il n’en est aucun exempt de quelque mélange de mal et d’incommodité ». De sorte que l’homme, en tout et par tout, « n’est que rapiècement et bigarrure. » Il dit encore qu’il nous faut négocier en permanence notre rapport aux autres et au monde ; que la seule raison n’y suffit pas, et que tout l’humain est sollicité : « pour l’usage de la vie et service du commerce public, il y peut avoir de l’excès en la pureté et perspicacité de nos esprits » et « Les opinions de la philosophie élevées et exquises se trouvent ineptes à l’exercice. » Ce disant, Montaigne nous met en garde contre ces promoteurs d’absolu et de pureté qui, en politique, voudraient réaliser et imposer à tous le meilleur des régimes. Hier, c’était au nom du communisme, du nazisme et du fascisme ; aujourd’hui, de celui de l’insoumission politique, de l’éco féminisme politique et du national populisme. Pour eux, qui veulent tout et tout de suite, leurs vérités sont un absolu et leurs contradicteurs une incarnation du mal, un ennemi qu’il faut abattre. Or une société ne se change pas par « décret » fut-il philosophique. Et « les lois mêmes de la justice ne peuvent subsister sans quelque mélange d’injustice », ajouterait Montaigne. Par les temps qui courent, sa pensée sans système est d’un grand secours. Elle éclaire « sur ce que nous sommes, sur la vie que nous menons, heureuse ou malheureuse, et sur ce que peut, ou non, la philosophie. » (A.C-S page 181) Sur ce que peut, ou non, la politique.
Une page d’André Gide prise, au hasard, dans son journal…
Sa.3.11.2022
Une page au hasard*.
« 16 janvier 1943. Je me penche jusqu’à six fois par jour sur la radio, avec cette enfantine illusion que l’excès de mon attention va pouvoir faire avancer les événements. C’est ainsi que Valery, les première fois qu’il voyageait un chemin de fer, poussait de toutes ses forces la paroi d’avant du wagon, pensant par cet effort, me racontait-il concourir à celui de la locomotive et accélérer la marche du train. »
André Gide. Journal. Une anthologie. Folio. Page 421
*C’est une habitude matinale ! Après un premier café, je prends au hasard un livre dans ma bibliothèque ou sur mon bureau, ou ailleurs, et lis une page prise, elle aussi, au hasard…
« Vivre, c’est s’obstiner à achever un souvenir. » Vraiment ?
J’ai lu sur la page Facebook d’un « ami » cette phrase de René Char : « Vivre, c’est s’obstiner à achever un souvenir. » Depuis, elle occupe, par moments – brefs fort heureusement –, mon esprit. J’ai du mal, en effet, avec cette idée d’une vie attachée à un souvenir auquel nous voudrions avec acharnement mettre fin. Et pourquoi donc ce « un » ? exclusif. Serait-il celui d’une époque – l’enfance, l’extrême vieillesse… – ; d’un pays ; d’une histoire ; d’une relation amoureuse, amicale ; d’une émotion ?… Une séquence de notre vie, cadrée, coupée dans le film du passé, qui serait stockée dans nos mémoires, comme un fichier dans un ordinateur ? Que cela soit hors de notre portée, chaque jour de notre vie le démontre aisément. Que je sois fait de ce que je fus, sans doute. Mais ce que j’en sais, ou me remémore, n’est un ensemble de représentations subjectives nécessairement colorées par ce que je vis au présent, mon caractère, mon histoire personnelle, mes connaissances, mes opinions, croyances… mes projections sur l’avenir. Un film fait de trous, de faux souvenirs, d’erreurs… Rien de définitivement assuré une bonne fois pour toutes dont je poursuivrais obstinément l’accomplissement. Ma mémoire et mes souvenirs changent avec le temps. Je ne suis pas – ne suis plus – que le seul souvenir d’un enfant, notamment !
Quelqu’un qui sait mon goût pour l’œuvre de Patrick Modiano, m’a fait remarquer que cette phrase de René Char est inscrite en exergue de son « Livret de famille » paru en 1977. Ce qui serait contradictoire à mon propos, me dit-il. Alors que j’y vois plutôt une confirmation. Pour l’écrivain, en effet, la mémoire est une contrée fragmentée, jamais tout à fait sûre, toujours à revisiter. C’est un territoire intérieur brumeux aux frontières floues. On y erre sans fin, on s’y perd parfois. Et les mots, les images, butent toujours sur un indéchiffrable noyau. Vivre, c’est réduire par tous les moyens l’ambiguïté propres à nos souvenirs. S’obstiner à les achever, c’est risquer la névrose. Le bégaiement à coup sûr.
Je relis – à voix haute, cette fois – cette phrase de René Char et ne peux me défaire d’un sentiment de lourdeur. Elle sonne mal ! Épaisse, elle grince aussi avec cet hiatus – « à achever » – en son cœur. D’autres pourtant la trouvent magnifique…
À Narbonne, un moment de grâce avec Pierre Reverdy…
Moments de vie.
Pierre Reverdy, né le 11 septembre 1889 (13 septembre 1889 selon l’état civil) à Narbonne et mort le 17 juin 1960 à Solesmes, fut un grand poète précurseur du mouvement surréaliste du XXe siècle, ami et admiré par les plus grands : Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Louis Aragon, André Breton, Philippe Soupault, Tristan Tzara… Il était à l’honneur dans sa ville natale pour cette 39e édition – les 17 et 18 septembre – des Journées européennes du patrimoine, conçue et réalisée par les équipes de la Médiathèque du Grand Narbonne. Pour leur ouverture, en effet, dès le vendredi 16 septembre, étaient au programme une conférence-lecture de Jean-Baptiste Para, suivie du vernissage de l’exposition qui lui était consacrée : « Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour ». Une exposition remarquable à la fois par la qualité du « fonds » constitué par la Médiathèque : plus de 60 ouvrages (éditions originales, œuvres illustrées par de grands artistes), et l’élégance didactique de sa présentation. Un peu avant sa visite, Jean-Baptiste Para, lui-même poète, critique d’art et rédacteur en chef de la revue littéraire Europe nous avait présenté les grandes lignes de la vie de cet immense poète et de son œuvre, ses relations avec ses amis, poètes et peintres majeurs du XXe siècle. Ce fut un moment de grâce ! Un bel exercice d’admiration empreint d’humilité dont l’érudition et l’intelligence parvenaient à nous rendre sensible un imaginaire et une poésie considérée par beaucoup comme difficile d’accès. La voix de Jean-Baptiste Para, ronde et douce, y contribuait grandement… C’était la première fois que Pierre Reverdy se faisait ainsi entendre. Plus tard, j’ai ouvert ma liseuse et relu les surlignements de son « Livre de mon bord » (1948) faits à l’occasion de mes lectures. En voici trois :
« Le style, c’est peut-être l’homme. Mais l’art d’écrire est plein de perfidie. On lit avec intérêt l’ouvrage d’un homme avec qui l’on ne pourrait parler cinq minutes sans avoir envie de le gifler, et tel autre, que l’on trouve crispant à lire, si on le connaissait, pourrait être un charmant ami. »
« Il y a les idées qui partent dans l’air, dans la réalité comme des balles de pelote. Les dures, les bonnes rebondissent — les molles, les mauvaises, les fausses retombent au pied du mur, lamentables. Mais c’est de celles-là que l’on est, précisément, assommé. »
« Un visage plein de sourires, comme une coupe de beaux fruits. »
C’était hier. Elle était avec un petit groupe autour d’un guide sur la place de l’hôtel de ville à écouter ses explications – elle semblait attentive ! Et quand son visage s’est tourné vers le mien, c’était comme une coupe de beaux fruits … « Chose troublante dans ce monde de haine — un regard inconnu d’où déborde la sympathie. » (Le livre de mon bord)