« C’est la vie moderne, soupirent-ils. On n’a plus de temps à soi. »

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Me.14.9.2022
 
Moments de vie.
 
Il a enfin plu cette nuit. Pas suffisamment, hélas ! Le temps est doux. Un vent d’est, faible et chaud, amollit l’air. Tout colle. Les tasses et les tables des cafés, les bancs publics aussi. Les passants traînent. Ils se déplacent mollement. Leurs gestes sont lents, pâteux, leurs nuques détrempées. Ils traversent pesamment la place de l’Hôtel de ville. Certains consultent un plan humide et chiffonné. Leurs vêtements sont gris et relâchés. Ils hésitent sur la direction à prendre et semblent tristes, blasés. Des jeunes gens descendent de la rue Droite d’un pas vif. Ils s’interpellent d’un groupe à l’autre, rient. La place change de couleur et l’air paraît plus léger.
Après le repas, j’irai nettoyer ma cabane et marcherai le long de la plage. La mer sera agitée. En septembre, l’espace grandi. Aucun obstacle ne limite la vue. On entend seulement le bruit des vagues : des variations sur un même thème. Les jours sont plus courts, mais le temps prend son temps.
Je ne verrai pas le visage de cette dame assise dans son fauteuil face à la mer. Un chien allongé est à ses côtés. Je les observe un long moment. Rien ne bouge ! Ils font corps avec les éléments. Cette inconnue habite sa solitude. Elle vit un moment d’intense activité intérieure. Je n’en doute pas. Le temps est sien. Je lui ai rendu grâce et l’ai quittée pour aller au loin vers la pointe des « Albères ».
Très tôt, ce matin, j’ai fermé ma liseuse sur un texte de Jean-René Huguenin :
« On se revoit, n’est-ce pas ? On se téléphone. Prenons même rendez-vous tout de suite : voulez-vous demain ? Voulez-vous ce soir ? Ne nous quittons pas encore ! Sans doute n’avons-nous rien à nous dire, mais nous boirons tous ensemble, nous nous regarderons, nous nous serrerons bien les uns contre les autres, nous n’attendrons pas la mort tout seuls ! Il me semble qu’il augmente sans cesse, le nombre de ces malheureux que terrorise la perspective d’une soirée solitaire et qui, de leurs ailes blessées, volettent de dîner en dîner, de rendez-vous en rendez-vous, se raccrochant tant bien que mal, pendant les heures creuses qui leur restent et où la pesanteur de leur vide les aspire, au perchoir d’une télévision, d’un cinéma, d’un journal ou d’une fille. « C’est la vie moderne, soupirent-ils. On n’a plus de temps à soi. » (Leur solitude dans « Une autre jeunesse »)
 
 
 
 
 
 

À la tombée de la nuit tout sera effacé…

               

     

Di.11.8.2022

Sur le sable mouillé : « Gabriel et Anna ».  / Un cœur précède Gabriel, un autre suit Anna. / Plus haut, face à la mer, un visage. / À la tombée de la nuit, tout sera effacé. / Confondu, comme l’eau dans l’eau.

       

Moments de vie : « L’effet Sandrine » chez mon fromager…

     

       

Ve.9.9.2022

 

Moments de vie.

Ce matin, aux Halles, devant l’étal de mon fromager et devant moi, étaient trois hommes d’un âge avancé – le mien ! – aux physiques disons entretenus. Ils ont commandé un nombre impressionnant de fromages de toute sorte. Le marchand étonné, mais le sourire commercial aux lèvres, s’est pour une fois lâché et, de paroles en paroles finement amenées, leur a fait dire qu’ils venaient de Marseille pour un week-end VTT, entre hommes, ont-ils insisté, dans le massif de la Clape. Entre hommes, tiens donc ! Comme mes amis, pensais-je, qui, tous les dimanches et très tôt, sortent ensemble sur leur « machines » pour finir leur parcours, vers midi, à la terrasse du bistrot du Cours de la République autour d’un verre de vin blanc ou de bière accompagné de chips et de tranches de saucissons… Finalement, on a grand tort de vertement critiquer Sandrine, pensais-je encore. Sans elle, et sa croisade anti-barbecue, je serais en effet resté prisonnier de ce halo genré qui m’empêche de voir toute la puissance symbolique de ce moyen sportif de locomotion, de son usage surtout. Aveuglement d’autant plus impardonnable que ces mêmes amis se retrouvent régulièrement autour d’un barbecue pour préparer et organiser leurs prochaines virées… J’en étais là, en pensées et compagnie philosophico-politique de Sandrine, quand mon tour d’être servi fut venu. « Bonjour ! Nous serons quatre pour une sortie en mer samedi. — Entre hommes pour une pêche au gros ? » s’est exclamé mon fromager…      

Il faut aussi que toutes ces attentes cessent, pour n’en garder qu’une…

 
 
 
 
 
 
 
Place de l’Hôtel de Villee.1.9.2022
 
Lecture. Moment de vie…
 
 
Alain Monnier a inventé un de ces anti-héros très attachants, Barthélémy Parpot. Il l’a mis en scène dans quatre romans, d’abord édités par les Éditions Climats dans les années 1990-2000, puis réédités et réunis ensuite dans un seul volume publié en livre de poche : Le Petit monde de Barthélémy Parpot, Paris, Flammarion/ 2015.
Un Petit Monde que je connais, pour avoir lu, dès leur sortie, les histoires de ce rebelle passif ou involontaire qui n’a aucun projet subversif sinon d’être et de vivre comme tout le monde. Son créateur présente ainsi Barthélémy Parpot : « Le sort ne l’épargne pas mais il s’en accommode, il sourit, il est sans rancune, il trouve des excuses aux uns et aux autres, il formule des explications sans amertume ni animosité. Il est à cent lieues des revendicatifs et des acrimonieux qui envahissent l’espace public. » C’est dire aussi qu’il y a dans chacun des romans d’Alain Monnier, une part de conte ou de fable : « C’est un côté qui peut agacer mais qui personnellement me plaît… La morale permet de se tenir debout et d’installer le respect indispensable à la vie en société… Tous ces individus d’aujourd’hui, arcboutés sur leurs seuls droits, me fatiguent ».
En ce moment, je lis « Place de la Trinité », publié en 2012. Un roman d’amour, une satire de notre époque et de ses vanités ; et une fable donc sur les paradoxes de nos destinées humaines.
Voici l’histoire ! Adrien Delorme, quarante-huit ans, est « maître de conférences en littérature et rattaché au laboratoire de recherche intertextuelle qui planche avec acharnement sur l’œuvre de Flaubert. Laboratoire qui emploie douze chercheurs sur le décryptage des torchons du bougon. Le drame d’Adrien, c’est qu’il déteste Flaubert, et qu’il ne peut pas le dire… Allez clamer dans l’université que Flaubert vaut tripette, et ce sont – debout les morts ! – Sartre, Proust, Foucault qui sont convoqués, articles ou études en avant, pour démontrer à quel point vous êtes un âne. Dont acte. Donc, on se tait. Donc, on laisse douze types publier des supputations qui n’engagent qu’eux jusqu’à leur retraite. Tranquilles peinards, ce ne sont pas eux qui vont nous flinguer le CAC 40 ou le PIB. »
La vie d’Adrien Delorme a pour centre d’attraction la « Place de la Trinité », cette place que les Toulousains connaissent bien. Il y habite, a ses habitudes de café et de librairie, et surtout y déjeune une fois par semaine avec Louise. De douze ans sa cadette, la jeune femme, mariée et mère de deux enfants, ne partage pas l’amour que lui porte Adrien. Sept siècles plus tôt, Pétrarque y fit une halte et décida alors de se lancer dans l’écriture de son chef-d’œuvre, le Canzoniere, dédié à la passion platonique qu’il éprouva quarante ans durant à l’égard de Laure. Un jour, Louise ne vient pas au rendez-vous. Face à cette absence qui bouleverse son existence, Adrien ne quitte plus la place de la Trinité afin d’attendre le retour de l’aimée…
Voilà pour la trame de cette histoire qui, sous le regard tendre et doucement ironique d’Alain Monnier, présente un catalogue de tous les travers de notre modernité. Une modernité faite et écrite par des démagogues rageurs, des bien-pensants agressifs, et des cyniques de tout poil qui fait le quotidien d’Adrien Delorme et le nôtre. Le style d’Alain Monnier, d’une élégance classique qui n’est pas sans me rappeler celui d’un Sempé, ajoute au plaisir de lecture de ce petit – et vif – roman. Christian Authier note avec raison sa lucidité désolée et sa proximité de ton avec Marcel Aymé…
Un dernier mot enfin, pour dire que « Place de la Trinité » est aussi un bel éloge de l’attente… : « Adrien savoure l’idée qu’on passe sa vie à attendre. Un train, une lettre, le résultat d’un scanner, le verdict, que la nuit tombe, le lendemain, la fin du film. On attend l’année prochaine. On attend la date anniversaire, les dates anniversaires. Comme Pétrarque. On attend nos premières fois. Avec angoisse et émotion. Il faut aussi que toutes ces attentes cessent, pour n’en garder qu’une, la seule qui nous importe vraiment, qui nous concerne jusqu’au bout. Jusqu’au dernier souffle, jusqu’au dernier râle. Ce qui sera notre dernière première fois. »
C’est hier après-midi que m’est venue l’idée de cette chronique littéraire. Au sixième coup de cloche ! J’étais alors assis à la terrasse du Petit Moka, Place de l’Hôtel de Ville de Narbonne. Il y avait beaucoup de monde autour de moi. Des touristes surtout. On les reconnait à l’allure. Ils tournent, traînent et attendent. En bandes ! C’était ma première sortie en ville depuis que la Covid m’avait mis sur le flanc. Et j’attendais… Seul ! Un coup de fil de Mila, ma petite-fille, est venu interrompre mes rêveries. Elle voulait me chanter une chanson. En vérité, elle me demandait de rentrer… Et puis…, un des personnages secondaires de ce roman, un nommé Ramon Sempéré, photographe plasticien et intermittent du spectacle toujours en quête de subventions, est né à Narbonne, rue du Four-à-Chaux (des Fours à Chaux, plus précisément). Un indice qui a éveillé ma curiosité et m’a conduit à me renseigner sur Alain Monnier. Pour découvrir qu’il s’agissait du nom de plume d’Alain Dreuil, né le 14 juillet 1954 à Narbonne. Un jour peut-être prendrons-nous un café ensemble place de l’Hôtel de Ville. Qui sait ?
 
 
 
 
 
 

Moments de vie : « Je ne voyais plus que ses immenses yeux verts… »

     

Sa.27.8.2022

Moments de vie.

Il était environ 8 heures 30 du matin. J’étais en avance. La pharmacie de la Grand’Rue n’ouvrait en effet qu’à 9 heures. En attendant, je suis allé à la boulangerie d’à côté, déjà très animée. La file d’attente était longue. J’y ai pris calmement ma place tandis que deux vendeuses habiles servaient des clients manifestement pressés. Des femmes d’un âge moyen, surtout ! Vêtues et coiffées « à la va-vite », cabas aux bras. Devant moi, un vieil homme en short et « Marcel ». Petit et tordu, les cheveux gris embrouissaillés, il sentait le linge sale. J’ai demandé un croissant, que j’ai mangé sur la terrasse en bois, devant l’entrée. Un énorme chien-loup aux poils fanés y roupillait. D’instinct, il a mollement ouvert un oeil. Pour le refermer aussitôt. Un couple de jeunes touristes sortis du lit s’est installé à la table voisine. Ils avaient commandé un petit déjeuner complet. Vite avalé. En silence ! La cloche de l’église s’est mise à sonner les premiers coups de 9 heures. Au dernier, trois hommes du lieu ont applaudit la sortie de la jeune employée de la pharmacie armée de son drapeau étendart. Ils riaient ! Je pouvais donc enfin entrer. « Oreilles bouchées, écoulement nasal, maux de tête, bouffées de chaleur… et fièvre, ce matin… Je crains… Covid… » Après quoi, une jeune fille en blouse blanche ma gentiment prié de m’installer sur une chaise, dans un coin de l’officine. La pharmacienne ferait le test, m’a-t-elle annoncé. Grande, longue et fine, cette dernière s’est approchée. Masquée, évidemment. Elle m’a fait quelques chatouillis insistants dans le fond des narines. Je ne voyais plus que ses immenses yeux verts. L’étaient-ils ? Je ne sais plus. C’est en tout cas ces yeux-là que je garde encore à l’esprit. Ils souriaient… « J’espère que ça n’a pas été trop désagréable ? Vous aurez le résultat du test dans quelques minutes. On vous appellera. » Je n’avais pas fait trois pas dans la rue, que je recevais un message SMS : « test Covid positif ». C’était mercredi matin ! Depuis, je vis cloîtré. Le corps en panne. Lourd et fatigué. J’ai de la peine à écrire ces quelques lignes. Lire est tout aussi difficile ! Ces moments sont désespérants. On découvre qu’on a tout oublié – ou presque – des centaines de livres lus et accumulés dans sa bibliothèque. Qu’ils ne sont d’aucun secours ! Seule compte à nos côtés la présence de la personne aimée. On y puise l’énergie nécessaire pour tenir à distance nos angoisses. Ou de prendre son clavier et tenter d’arrêter le temps : quelques instants, une image. Comme les immenses yeux verts d’une inconnue penchée sur mon visage …

   

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