Elle était assise sous la véranda de ce bistrot du centre ville où je m’étais installé pour y boire une tasse de café noir. Je l’observais, élégante et rêveuse, caresser de ses longues mains les flancs d’une théière blanche tout à fait ordinaire. La froide lumière des néons accentuait la pâleur de son visage et donnait du relief à des traits d’une grande finesse.
Je ne le connais pas. Il doit avoir mon âge. Disons qu’il est dans un temps où les nuits sont courtes. Quand je le croise dans la rue, il siffle. Des airs joyeux. De sa composition ou arrangés à sa manière. Cet homme va toujours ainsi. Tout entier dans sa petite musique. Ce jour là, il s’est arrêté devant la vitrine où nous commentions l’éclat d’une perle. « Faites vous plaisir, la vie est si courte. » Puis très vite a repris son chemin et ses trilles. Anonyme messager du temps qui passe. Comme un souffle.
Ce matin, devant l’agence de la Société Générale, à quelques mètres de son entrée, un petit bonhomme, maigre et chétif, tenait en laisse un petit caniche aux poils roux, court sur pattes et à l’aspect souffreteux. Il le regardait, rêveur et attendri, pisser joyeusement sur le mur de la banque en question. La foule du jeudi matin — jour de marché — vaquait à ses occupations domestiques et balladeuses, indifférente, quant une dame en sortit vivement pour se précipiter vers le chien pisseur et son maître, la tête en avant, ses bras faisant de larges moulinets, pour les prendre violemment à parti : « Monsieur c’est dégueulasse ce que vous faites ! » L’autre, surpris par cette soudaine — et inattendue — interpellation, s’est aussitôt engouffré dans le hall de l’agence bancaire pour s’y planquer, tout en rouspétant et tirant de concert sur son chien paniqué, la patte arrière toujours relevée et toujours pissant, la furie hygiéniste à leurs trousses. Et là, coincé dans cette entrée et objet de l’attention de tous, ce monsieur s’est entendu dire, certainement pour la première fois de sa vie d’accompagnateur canin, un retentissant et définitif : « Monsieur, vous êtes un gros con ! ».
Revenant de Peyriac de Mer, et de son cimetière, où nous allons chaque année honorer nos morts, passant devant l’admirable fresque du boulodrome de Bages, le village voisin où nous avions procédé au même rituel, je fus saisi, malgré l’attention que je portais à la conduite de mon véhicule, par une curiosité orthographique dans son titre qui me parut, dans le bref instant de sa vision, trop énormément fautive pour ne pas m’obliger à m’arrêter un peu plus loin sur le bord de la route et rebrousser chemin, à pied cette fois-ci, pour en vérifier, de près et de face, l’authenticité.
Léon Diaz-Ronda, né à Madrid en 1936, vit et travaille à Narbonne depuis 2013. Peintre nomade, il a éclairé de son talent de nombreuses galeries. Aujourd’hui, c’est dans la prestigieuse salle des Consuls du Palais-Musée des Archevêques que son travail est mis à l’honneur. Une rétrospective qui rassemble une sélection d’oeuvres très différentes entre elles, correspondant aux trois grandes évolutions de sa recherche personnelle et de sa traduction dans son art.
Sitôt franchit le seuil de cette splendide salle des Consuls, on est tout de suite saisi, en effet, par des « pièces » où l’influence des grands expressionnistes est singulièrement manifeste. Une période tourmentée de la vie de Léon Diaz-Ronda où, à travers, sa peinture, il tentait, selon son expression, d’exorciser « une partie de ses démons. »
Le « carré » suivant, lui, est consacré à la gravure, dont on voit qu’elle prend le pas sur la peinture, jusqu’à ce que les deux se confondent. La couleur disparaît, les formes se géométrisent. Le noir et le gris, sur des supports « métalliques », suggérent le caractère objectif du cours des choses. Finie l’expression d’une subjectivité en proie aux passions de l’existence…
Puis avec l’abandon de la gravure, depuis 20 ans, remplacée par la photographie, cet équilibre enfin trouvé, d’une subtilité telle que le réel désormais figuré dans les images de Léon Diaz-Ronda en absorbe les formes et les tons. Une figuration d’un réel qui s’échappe et s’enfuit jusqu’au bord du cadre. Comme ses personnages aux contours flous, nimbés d’une lumière ocre, cuivrée, qui semblent pris dans les tenailles d’un temps lourd et évanescent. Où vont ces silhouettes sans épaisseur, aux contours flous et sans distinctions ? Que font ces personnages isolés dans des rues sombres et vides, qu’attendent-ils, lourds d’un passé perdu, sous le voile d’une lumière crépusculaire ? Ou d’autres,assemblés, formant une masse compacte, dont on devine l’extrême et pesante attention ; celle de corps tout entiers usés par les ans et les épreuves de la vie.
Dans la plénitude de son art, le silence se fait entendre sous les doigts de Léon Diaz-Ronda. Un silence aux reflets brumeux dans lequel circulent les fantômes du temps. Avec pour horizon le temps de l’origine, sans autre espoir que d’en conjurer la peur…
(Le titre de cette rétrospective ? « ST » : Sans titre, précisément)