Dans sa mémoire trouée, elle s’efforce de raccorder des bouts d’image.
« Monsieur. Je suis perdu. Tu me raccompagnes à la maison. C’est triste. On s’habitue. Michel ? » Dans sa mémoire trouée, elle s’efforce de raccorder des bouts d’image. Je vois bien ses efforts. Parfois elle y parvient. Alors elle lève sa tête ; tend ses joues en pinçant ses lèvres, plisse ses yeux et esquisse un sourire. Je veux croire à ces brefs instants de lucidité ; que l’image qu’elle se fait de moi est bien celle de son fils. Mais laquelle ? Et comment le saurais-je, si un jour je l’ai jamais su ? Et moi d’elle ! Quoi qu’on dise ou fasse, en bien ou en mal, on ne sait jamais comment les autres nous voient. Nous sommes prisonniers des apparences et vivons dans un monde de perpétuels malentendus. Et comme le langage n’épuise jamais l’infini du monde réel, les images que nous nous faisons d’autrui – et de soi – n’épuisent jamais l’infini de notre humanité commune. Je sais que rien désormais ne pourra changer le cours de cette fin de vie qui, un jour d’avril, donna la mienne. Émilienne sera encore longtemps là, fragile et perdue dans son coin. Cette laideur aussi, autour de nous, qui soudain s’impose, comme un reproche aux vivants de l’être…
Rétrolien depuis votre site.