l’AFEP, le lobby patronal des Grands Corps…

 

Ambroise ROUX (1920-1999), PDG de la Compagnie Générale d’Electricité (photo Guy Le Querrec/Magnum Photos, s.d.)

 

Je reprends ici, in extenso, avec son autorisation, l’article publié par mon ami Alexandre Moatti dans son blog : « Les zélites en France, histoire(s) » (dont je conseille vivement la lecture) :

 

L’AFEP (Association française des entreprises privées) étant sous les feux de l’actualité (on parle d’un code de gouvernement des entreprises, créé en 1995, réactualisé récemment — dont j’ignorais comme beaucoup sans doute l’existence ; des universitaires ont écrit une tribune dans Le Monde du 20 février 2018 à ce propos, notamment sur la rémunération des patrons), je me décide à accélérer ce billet que je voulais faire sur l’AFEP de longue date. La page Wikipédia de l’AFEP étant très lisse, ou lissée, quelques compléments sont nécessaires.

Ce que je voudrais montrer ici (mais peut-être d’autres l’ont-ils fait avant — peu d’études systématiques existent semble-t-il), c’est que l’AFEP est le bras armé ou l’instrument de lobbying des « chefs d’entreprise issus des Grands Corps », dans leur dialogue avec l’Etat. L’AFEP, c’est d’abord et avant tout – elle s’en défendrait sans doute – des X-Ponts, des X-Mines, des énarques.

Pour cela un peu d’histoire est nécessaire. L’AFEP est créée en décembre 1982 par Ambroise Roux (1921-1999, X40, X-Ponts), PDG de la Compagnie générale d’électricité (CGE), parfois décrit à l’époque comme « parrain du capitalisme français[1] » ; Roux fait toute sa carrière à la CGE de 1951 (après un passage obligé en cabinet ministériel, sous la IVe République) à 1981, date de l’arrivée de la gauche au pouvoir, où il démissionne avant la nationalisation (avant d’être démissionné, puisqu’il était clairement classé à droite)[2].

L’AFEP, à sa création, c’est un mélange entre plusieurs tendances : 1) la crainte de l’arrivée de la gauche au pouvoir et de ses premières mesures économiques (gvt Mauroy), et le souci de défendre les intérêts de ses membres contre le pouvoir ; 2) la volonté d’exercer un lobbying spécifique de ces grandes entreprises face au nouveau pouvoir — lobbying différent de celui du MEDEF (CNPF à l’époque), organisation jugée trop étriquée, trop « conservatrice », pas assez « intelligente[3] ». De manière intéressante, c’est exactement à ce moment-là (décembre 1982[4]) que se crée la Fondation Saint-Simon, émanant du monde universitaire et d’une autre partie des Grands Corps (les responsables de l’entreprise Saint-Gobain, X-Mines, InspFinances), avec un objectif analogue quoique plus coopératif (convertir le socialisme tendance Mauroy à l’économie néo-libérale). On peut sans trop se tromper considérer que, face à la gauche au pouvoir, l’AFEP est une réaction patronale « de droite », la Fondation Saint-Simon une réaction « de 2nde gauche », ou gauche rocardienne. Par la suite, ce distinguo s’estompera, la Fondation Saint-Simon s’arrêtant, et l’AFEP nommant à sa tête des personnalités de cette seconde mouvance (ex. P. Pringuet, ex-cabinet Rocard).

Sur 7 présidents de l’AFEP depuis sa création, 1 est X-Ponts (Roux, donc, de 1982 à 1999), 3 sont X-Mines (B. Collomb et J.M. Folz de 2001 à 2010, P. Pringuet[5] de 2012 à 2017) ; sur 36 ans écoulés depuis sa création, elle ne connaît que 5 années d’une présidence hors Grands Corps : Didier Pineau-Valencienne (HEC, PDG de Schneider Electric), de 1999 à 2001, Maurice Lévy[6] (PDG de Publicis) de 2010 à 2012, Laurent Burelle (groupe Burelle, Plastic Omnium — sans doute le premier patron familial à la tête de l’AFEP) depuis 2017. Cependant M. Soulmagnon (X-Mines, ancien du cabinet d’A. Juppé Premier Ministre 1995-1997) est directeur général de l’AFEP depuis l’arrivée de M. Pringuet en 2012 (il y était directeur depuis 2009). Sur les 15 administrateurs actuels de l’AFEP, on peut compter 10 anciens hauts fonctionnaires (2 Corps des Mines, 3 Inspection des finances, 1 Conseil d’Etat, 4 ENA dont 2 X-ENA MM. Hermelin PDG de Cap Gemini et Mestrallet PDG d’ENGIE).

Si l’on doit retenir un seul élément de doctrine de l’AFEP, c’est le soutien tous azimuts des grands groupes contre les PME (d’où la nécessité de se démarquer du MEDEF, qui se démarque lui-même de la CGPME) dans les politiques publiques. Cette doxa est très présente dans les ouvrages de J.-L. Beffa (X-Mines, ancien président de Saint-Gobain[7]), et dans sa proposition et sa présidence de la feue Agence de l’Innovation industrielle (2005-2008, créée sous Chirac, supprimée par Sarkozy), censée soutenir les programmes industriels des grands groupes. Elle se manifeste par un soutien sans faille au CICE (Crédit d’impôt pour la compétitivité des entreprises, bien plus utile et plus facile d’utilisation pour dls grands groupes[8]) Elle est d’ailleurs reprise telle quelle dans le discours du nouveau président de l’AFEP :


[1] Mais aussi « plus puissant lobbyiste du patronat français » (via l’AFEP), cf. article deLibération du 6 avril 1999, à sa mort. Ce quotidien consacre deux pleines pages, en cœur de journal, à la mort d’Ambroise Roux. L’article nuance de manière amusante l’aversion de Roux envers la gauche : il abhorrait le socialisme, mais de par ses responsabilités, eut à connaître F. Mitterrand, et les deux hommes s’apprécièrent beaucoup, se voyaient en tête-à-tête : c’était sans doute le Mitterrand fasciné par l’Action française dans sa jeunesse qui appréciait Roux (celui-ci s’affirmait comme monarchiste, comme le rappelle l’article), ou le Mitterrand de la IVe République ; la parapsychologie aussi les réunissait.

[2] Il faut se figurer cette période où l’autre groupe tout-puissant du capitalisme français, la Compagnie Générale des Eaux (CGE… aussi) est tenue par un autre X-Ponts, Guy Dejouany (1920-2011, X1940), DG puis PDG de 1972 à 1992. Il était de la même promotion de l’X et des Ponts qu’Ambroise Roux.

[3] Nous avons souligné précédemment, dans notre feuilleton, une certaine distance hautaine maintenue par l’AFEP et ses patrons de Grands Corps envers le CNPF/MEDEF.

[4] Voir article du Monde Diplomatique, « Les architectes du social-libéralisme », septembre 1998. La Fondation Saint-Simon exercera de décembre 1982 à 1999, date de sa dissolution.

[5] Nous avions pu nous étonner à l’époque que M. Pringuet cumule les fonctions de président de l’Amicale du Corps des mines et de président de l’AFEP, de 2014 à 2017, avec des prises de position très politiques ; ceci en dit long sur l’écartèlement des Corps entre une mission publique (celle du Corps des Mines) et l’extension très politique de son rôle en entreprise. Ceci se traduit même dans la caducité de la notion d’ « esprit de corps », compte tenu des différences de salaire, et même le grand écart qui s’est creusé depuis 20 ans, entre un ingénieur des mines débutant ou confirmé en administration, et le salaire d’un PDG du CAC40 (comme l’ancien président de Saint-Gobain M. Beffa).

[6] Par son métier de prestataire de publicité/communication auprès des grands groupes, M. Lévy de Publicis reste très lié à ceux-ci et très dépendant d’eux.

[7] L’article de Libération susmentionné sur Ambroise Roux explique comment Beffa, homme de pouvoir, voulait prendre la succession de Roux à la tête de l’AFEP en 1998. Roux, par désaccord politique (Beffa se veut de centre-gauche, et Roux était bien ancré à droite) aussi bien que corporatiste (X-Mines contre X-Ponts) l’en avait empêché. Mais le groupe Saint-Gobain, fine pépinière de corpsards, est depuis 1982 très présent au Conseil de l’AFEP (via Beffa, puis via son PDG actuel M. de Chalendar de nos jours).

[8] Voir par exemple la tribune dans Le Monde du 7 mars 2017 de patrons issus du Cercle de l’Industrie, en faveur de « l’industrie » et du CICE ; ce n’est pas là l’AFEP, mais ces PDG sont membres voire administrateurs de l’AFEP. Sur 7 signataires, 5 sont Corps des Mines (plus un assimilé), 1 inspecteur des Finances. »

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