Moment de vie : Avec le temps…

Me.30.8.2023

18126 A. C’est le code d’accès de la porte à deux battants qui ouvre sur l’îlot réservé aux personnes âgées souffrant de troubles cognitifs sévères de l’Ehpad de Lézignan. Une fois fait, il faut que je pousse l’un d’eux au bord en caoutchouc pour y entrer. Un chuintement visqueux se fait alors entendre et je reçois en plein visage cette odeur de vieux corps malades allant vers la mort : une odeur qui ne me quittera plus. Jusqu’au soir, très tard. Devant moi, un mur d’un rose pisseux, et toujours le même grand écran plat muet sur lequel défilent invariablement, dans l’indifférence générale, les mêmes images léchées d’une série américaine. Un tableau sur lequel a été écrit au feutre noir : Mercredi 30 août – Sainte Sacha est accroché sur le côté droit. Juste au-dessus, une horloge indique 14 heures 30. Et la voix de Dalida qui couvre tout l’espace. Elle chante « Bambino », puis « Moi, je veux mourir sur scène ». Surpris, je pense à un anniversaire ou une animation. Il n’en est rien ! L’initiative vient d’une jeune infirmière, me précise-t-on. Elle chante, elle aussi. J’aperçois ma mère au milieu de la salle, étonnamment debout. Je vais vers elle et l’embrasse. Elle paraît plus petite qu’hier et très amaigrie. Elle me regarde, son visage ne marque aucune expression. Elle se penche vers une femme en uniforme blanc et lui dit : « c’est mon fils ». Je lui caresse les joues, lui prend la main et allons nous asseoir sur des fauteuils de salle d’attente, gris et inconfortables. À ce moment, Dalida chante « Avec le temps, oui tout s’en va… ». Un peu plus loin, sur notre rangée, une petite dame légère et fragile comme un fil de verre sort de sa nuit. Elle semble perdue. Ses yeux sont durs et pleins de larmes ; sa bouche sans lèvre creuse vilainement son visage. Elle a de beaux cheveux épais, encore colorés de brun, coupés au carré. Je remarque un nouveau pensionnaire, assis sous l’écran de télé. Il est anglais. Il porte un survêtement noir, douteux. Il a un beau visage, fort. À la Moustaki. Son coude en appui sur le bras droit de son fauteuil, sa tête repose sur le dos de sa main. Il dort ! Au pied de sa chaise sont posés le livre Guinness record 2001 et le grand livre des chats. Je tiens toujours la main de ma mère dans la mienne. Sa peau est fine et transparente, veinée d’un bleu pâle. Je suis collé à son oreille et lui rapporte mes observations. Elle réagit par des hochements de tête. Un moniteur en éducation physique joue au ballon avec des pensionnaires. Il travaille la mobilité des épaules, me dit-il. L’exercice terminé, il place des semelles en caoutchouc rouges, jaunes et vertes sur le sol. Je lui fais un petit signe et nous entraînons ma mère sur un aller-retour, en la tenant par les bras. C’est au tour de Tino Rossi, à présent, de vocaliser : « Mexico, Mexicoooo ! » Une ancienne « patiente », Monique, s’empare d’un chariot vide et s’enfuit vers une grande salle déserte. J’échange quelques mots avec ma voisine de droite. Elle parle fort un français mêlé d’espagnol. Comme mon grand-père. Quand elle ouvre sa bouche, elle montre trois, quatre grosses dents jaunâtres. Il est 16 heures ! L’heure du goûter. Deux jeunes auxiliaires de vie s’avancent au milieu de la salle avec leur table roulante chargée de cafetières et de théières en inox. L’ambiance change radicalement. Elles sont encerclées par les plus valides des pensionnaires. Pressés, ils réclament leur café au lait. Les autres attendent, le regard vide. Ma mère s’est levée elle aussi. Je l’ai accompagnée. Elle a demandé deux madeleines : « une pour mon fils aussi ! ». « Voilà les chevaliers du ciel », ténorisait Luis Mariano. J’ai caressé une dernière fois son visage et confié sa main à la jeune femme aux cheveux roux. Elle pourrait être ma petite fille ! « Venez Émilienne, venez mon cœur ! ». J’ai refait le 18126 A. Après avoir traversé d’autres salles, et vu et salué d’autres personnes, j’ai composé le C12645Y pour enfin sortir de cette partie de l’hôpital réservé aux « séjours » de longue durée. Ceux dont on ne revient jamais. Dehors, l’air était frais et le vent chassait les nuages. J’ai trouvé le temps long sur la route. À la radio, j’écoutais des extraits de Béatrice et Bénédict, l’opéra composé par Berlioz, malade et prématurément vieilli. C’est l’histoire de deux jeunes gens qui refusent avec obstination de reconnaître qu’ils sont amoureux l’un de l’autre. Mais qui consentent finalement à célébrer l’amour « un feu follet qui vient on ne sait d’où ».

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Commentaires (1)

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    Jean Pierre

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    Bonsoir Monsieur SANTO,
    C’est toujours avec du plaisir que je parcours votre blog, quelques fois avec émotion il faut le dire !!!.
    Aujourd’hui vous parlez de « Moment de vie : Avec le temps… »
    Vous décrivez avec finesse, amour et précision une situation très identique que j’ai connue voilà maintenant 20 ans.
    Merci encore pour vos écrits qui réconfortent dans la médiocrité ambiante du moment.
    MERCI……………
    Je vous adresse mes salutations et vous souhaite une bonne soirée.

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