11 heures 30 sonnent à l’horloge de l’Hôtel de Ville. Le vent du Nord souffle modérément, certes, mais permet néanmoins au soleil de faire de belles apparitions.
Les premières feuilles tombent, les vignes rouillent, le soleil perce un ciel bas et menaçant, les journalistes attendent le prix Goncourt. Le soir venu les corbeaux tournoient sur Saint Just. Ce sont les vacances de la Toussaint. Des jeunes gens se promènent en ville. Ils montrent leurs corps, en jouissent comme en plein été. Les terrasses sont pleines et les rues vides. Dans la nuit de samedi à dimanche, nous gagnerons une heure de lumière. Ce sera le mois de novembre. Il est marqué par la mort des choses. Mila nous demande pourquoi ces fleurs en pots sur le palier : « c’est pour les amener au potager ? ». On rit ! On choisit nos mots pour lui dire nos visites rituelles aux cimetières. Et leurs sens. Sa génération et celle de ses parents ne connaissent que la fête d’Halloween ; ses déguisements, ses déambulations, ses bonbons, les dessins animés, les spectacles. Avec elles, les nécropoles ne seront bientôt plus fleuries les premiers jours de novembre. Les morts seront abandonnés dans des déserts de granit. Le temps perd de la profondeur aussi, disais-je à Thierry, autour d’un café. Et plus rien n’est symbole dans un monde sans mémoire devenu plat, comme nos écrans, ajouta-t-il. Dans la rue du 1er mai, – je n’y passe jamais, – je me suis arrêté devant la vitrine d’une fleuriste. Splendide ! Toute en simplicité et élégance ; une harmonie japonisante de formes et de couleurs : une joie pour l’esprit. J’ai échangé quelques mots avec sa jolie propriétaire. Elle a ouvert son magasin l’an dernier, en décembre. Autant dire aujourd’hui. La terre et les saisons tournent, mais la beauté et la création brillent encore au milieu de toutes ces choses qui tombent.
En parler ici, en mal, je serai malgré ce la victime et le jouet de son entreprise de séduction idéologique et politique. Pour son créateur et ses agents chargés d’en faire la promotion par algorithmes et hashtag seul compte en effet que son nom, sa marque en quelque sorte, soit reprise et multipliée sur les réseaux sociaux ; qu’elle sature l’espace médiatique : l’objectif visé et, en l’occurrence, hélas ! atteint. Mais que je n’en dise rien, pour éviter de tomber dans ce redoutable piège, après m’être cependant exprimé une bonne fois pour toutes sur ce personnage, mon silence serait probablement interprété aussi comme la preuve inconsciente, ou pas, d’une hypocrite approbation de ses idées et ambitions, au pire ; pour une indifférence coupable, au mieux. Ne me resterait donc plus qu’à parler d’autres « choses » tout en parlant aussi de lui. Possible ! Mais, à l’expérience, difficile de se faire comprendre ! On ne lit plus qu’au premier degré, en surface. Je me demande même si, écrivant ces mots à la volée, je serai finalement entendu. Peut-être aurais-je mieux fait de me taire, après tout… Oui ! Sans doute.
Autrement, il fait très beau aujourd’hui. Soleil, ciel bleu et petit vent du Nord. Bonne après-midi !
PS : La mienne se passera sur la plage à marcher et respirer le plein air du large.
Notaire, il est jeune, riche et de droite. Épuisé par son labeur misérablement rémunéré, il part le week-end au volant de son bolide « quatre anneaux » se « ressourcer » dans les plus beaux hôtels et restaurants de la côte. Bon garçon aussi, il prend à témoin ses amis en leur expédiant des photos où le luxe sort du cadre et des assiettes. Là, sur la terrasse de sa chambre, les pieds en éventail, face à la mer, il philosophe. Car notre jeune « patron » a mal à la France et le fait savoir en postant et tweetant de façon compulsive. Il se désespère, c’est peu dire, de la perte de « la valeur travail », le loisir prenant désormais toute sa place. Et puis ce gouvernement qui « aide à tout va », distribue des milliards… alors que lui-même et tant d’autres chefs d’entreprise ne trouvent plus de collaborateurs. Collaborateurs qui ont bien raison de rester à la maison, soupire-t-il le regard plongé dans les volutes de son « Partagas » puisqu’ils « gagnent » autant en restant chez eux devant leurs écrans plats. Ah ! si seulement tous ces « assistés » voulaient bien vivre au-dessous de leurs moyens, se prend-il à rêver… C’est à ce moment précis de forte intensité philosophique qu’un goéland a traversé en criant l’étroite mais pittoresque baie couverte d’un beau ciel bleu, sans nuages. Ce cri, affreux, résonne encore à ses oreilles. Il le réveille la nuit. Il ne sait toujours pas quoi en penser. Demain il ira consulter.
L’inflation contemporaine de « philosophes », qu’ils se présentent eux-mêmes ainsi dans les salles de professeurs des lycées, à la cafétéria des universités ; sur les réseaux sociaux, dans les pages de grands journaux, hebdos nationaux, feuilles de choux provinciales ; ou au dos de leurs derniers « opus » publiés à compte d’auteur, de prestigieuses (ou pas) maisons d’édition, comme pour la monnaie, hélas ! dévalue et « fait tomber à rien » (Paul Valery), ceux, rares, que l’histoire a pourtant consacré de toute éternité. Finalement, combien dans cette multitude sont utiles voire nécessaires à nos vies ? Un, deux, trois… Que pèsent-ils vraiment dans l’ordinaire des jours et nos tracas quotidiens ? Si peu. Et puis : « C’est désespérant : tout lire, et ne rien retenir ! Car on ne retient rien. On a beau faire effort : tout échappe. Çà et là, quelques lambeaux demeurent, encore fragiles, comme ces flocons de fumée indiquant qu’un train a passé. » (Jules Renard)