Dans la « Reine de cœur », que je lis en ce moment, Akira Mizubayaschi fait souvent dire à ses principaux personnages qu’ils entendent avec leurs yeux et voient avec leurs oreilles. Ainsi le monde leur apparaît comme une partition musicale sur laquelle s’inscrivent et se font entendre toutes leurs émotions, tous leurs sentiments : des plus tendres jusqu’aux plus cruels… Une expérience qu’il m’est souvent arrivé de vivre. Comme ce soir où j’admirais les derniers éclats du soleil basculant de l’autre côté du massif de la Clape, dans la plaine Narbonnaise. Le ciel offrait un spectacle merveilleux. Le vent d’Ouest rendait l’air plus léger et le silence respirait à son souffle. Au premier plan se détachait un pin somptueux aux ailes cuivrées. Alors j’entendais une voix de baryton déclamer ces vers de Baudelaire :
Je ne connaissais rien du romancier japonais Akira Mizubayashi. C’est le commentaire laconique d’un ami : une phrase ! sur mon fil d’actualités Facebook qui m’a incité à le lire. Et j’ai choisi, pour commencer, « Âme brisée ». Un roman bouleversant ! Il n’est pas facile de l’avouer, tant il est rare de « pleurer » à la lecture d’un livre de fiction, mais Akira Mizubayashi nous y pousse avec ce roman de facture classique, écrit dans une langue d’une simplicité cristalline, élégante, envoûtante. Une langue qui sait toucher au cœur par sa délicatesse, son intelligence et son élévation d’âme – l’âme dont il est question dans le titre renvoie à la petite pièce d’épicéa essentielle à la propagation du son d’un instrument à cordes.
Les premières pages de l’histoire qui nous est racontée nous transplantent à Tokyo le 6 novembre 1938. Un quatuor amateur : Yu, un professeur d’anglais et trois étudiants chinois, Yanfen, Cheng et Kang, restés au Japon, malgré la guerre dans laquelle la politique expansionniste de l’Empire est en train de plonger l’Asie, y répète le Rosamunde (D. 894) de Schubert, avant que ne fasse irruption la soldatesque impériale, qui brise littéralement les choses. L’instrument du premier violon, Yu, est saccagé et l’homme disparaît à jamais, laissant son fils Rei, terrorisé, caché dans une armoire. L’enfant cependant échappe à la violence des militaires grâce au lieutenant Kurokami qui, lorsqu’il le découvre dans sa cachette, lui confiera le violon détruit. Rei sera finalement adopté par Philippe Maillard et son épouse – Philippe était le professeur de français de Yu. Devenu Jacques, il n’aura alors de cesse que de réparer le précieux instrument. C’est la raison pour laquelle il devient luthier, se formant en France à Mirecourt, en Italie à Crémone, auprès des plus grands maîtres. Restaurer le violon de son père sera le but de sa vie et l’objet de sa reconstruction. Un jour, son attention est attirée par sa compagne Hélène sur une jeune violoniste virtuose, Midori Yamazaki, surtout par les propos qu’elle a sur son grand-père qui n’est autre que Kengo Kurokami. Et s’inverse le temps : Rei prête à la jeune femme le violon de son père, emblème de leurs deux histoires. Et la vie se fait grâce…
Akira Mizubayashi tresse et croise dans ce texte magnifique placé sous le signe d’un amour passionné pour la musique allant de Bach à Berg, tous ses thèmes de prédilection : la fidélité aux origines, l’amitié, la transmission, le silence, l’art et la beauté ; sa hantise du nationalisme et de la guerre aussi. Un livre qui, jusqu’à la dernière page lue et après l’avoir refermé, résonne encore longtemps à la manière du quatuor Rosamunde (D. 894). « — La mélancolie est un mode de résistance, déclara Yu. Comment rester lucide dans un monde où l’on a perdu la raison et qui se laisse entraîner par le démon de la dépossession individuelle ? Schubert est avec nous, ici et maintenant. Il est notre contemporain. C’est ce que je ressens profondément. »
Je me suis levé avec « la tête lourde. » Je la garde en général toute la journée. Dire que j’en souffre serait exagéré. Je n’en ressens pas les douleurs d’un migraineux. Une sorte de fatigue seulement dont la base du cou porte le poids. Alors les yeux se voilent et l’esprit s’épaissit. Cette lassitude n’est pas physique, mais plutôt, disons morale. Comment ne pas être plombé tout je jour quand au réveil s’impose l’image de millions de musulmans fanatisés justifiant la fatwa de Khomeini ou « comprenant » la tentative d’assassinat de Salman Rushdie par un des leurs, hier, à New York. Ou quand les besoins alimentaires du ménage m’entraîne au marché de Gruissan gros d’une foule irrespectueuse et débraillée où même des mémés ont les cuisses tatouées. Quand encore, à la terrasse de la boulangerie, je dois supporter des autochtones causant des gestes et de la voix du sauvetage d’un béluga à la dérive dans les eaux chaudes de la Seine. « Scandaleux… Tout ce pognon déversé (!)… Et je t’en foutrai … » Le Président de la République en faisant évidemment les frais. À les entendre, il serait incapable de modifier le climat, d’empêcher la sécheresse et les feux de forêt, d’arrêter la guerre en Ukraine et d’attirer la pluie… Difficile de s’extraire de cette humanité ! J’ai pourtant essayé en me plongeant dans les pages du Monde. En commençant par la dernière. Celle de l’édito. Las ! « La France doit se préparer au défi du grand âge ». Et ce constat accablant : entre 2030 et 2050, les 85 ans vont croître de plus de 90%. J’en serai ! En page 15, cependant, un remarquable texte de Francis Marmande sur Sempé. Il est mort le 11 août, à 89 ans. J’aimais son élégance, son intelligence et son ironie douce-amère. Génial dans la satire, dans la saisie d’un geste, d’une attitude, d’un instant, il excellait dans le décalage entre personnage et nature, individu et foule, bêtise et ambition, notamment. C’était à sa manière un de nos plus grands philosophes. Un poète aussi. Il aimait les chats et le jazz. Comme Francis Marmande qui, autrefois, publiait des chroniques dans ce même journal, sur le jazz, précisément, et la tauromachie. Chroniques érudites et savoureuses dont j’ai encore la nostalgie. J’écris ces quelques lignes au moment où passe devant moi un homme âgé, en short, torse nu. Il est maigre, pâle et plissé. Indécent. Oui ! Rien n’est facile en humanité. Il faut de la lucidité, de la pudeur, de la sincérité et tenter de la vivre, malgré tout, avec élégance et légèreté.
« En été, je ne quitte jamais Gruissan ! Avaler des kilomètres de bitume, fondre dans des bouchons, râler après mon GPS qui n’en fait qu’à sa tête et de mon mari perdu dans sa « Michelin », cet âne, boire au goulot des litres d’eau minérale dans une bagnole climatisée, afin d’éviter une thrombose profonde au mollet droit qui me conduirait fatalement dans un couloir des Urgences … Non ! Jamais ! », me disait véhémentement Rose-Marie. « Je préfère rester chez moi ! »… « Et puis c’est bon pour le climat ! non ? »… « Regardez nos villes, villages et stations, Michel ! Trop de monde, trop de bagnoles, trop de bruit, trop de déchets, trop de tout… Et de moins en moins d’eau, et cette chaleur ! » On peut comprendre Rose-Marie. Elle est née et n’a jamais vécu ailleurs que dans ce superbe village du bord de la Méditerranée. Vivrait-elle à Epinay sur Seine ou Toulouse que son point de vue serait forcément plus nuancé, lui faisais-je remarquer. Que de grandes masses humaines sevrées de soleil et de mer éprouvent l’irrépressible désir de venir jusqu’ici, en juillet et août, pour enfin en jouir, quoi de plus naturel, ajoutais-je. Tout en lui concédant cependant que ces mouvements et entassements saisonniers de foules pressées n’étaient plus désormais, écologiquement et socialement, supportables. Les épisodes caniculaires de cet été et ses conséquences en tout domaines l’ayant beaucoup mieux démontré que tous les rapports annuels alarmants du GIEC. « Vous avez raison Rose-Marie ! Nous devons nous adapter, et très vite, à ces changements climatiques avant que Gruissan ne soit sous l’eau… J’ironise à peine, mais il est certain que nous sommes dans l’obligation de restreindre nos désirs et consommations de biens, de loisirs et d’espaces… Tenez ! Votre « maison-4faces-jardin-piscine » et vos revenus locatifs tirés du tourisme de masse, tourisme dont votre village et notre région vivent, ce n’est plus possible de continuer ainsi ! » Sur ce dernier et très sérieux échange d’idées mené sans affectation, la discussion ensuite a rapidement filé pour bifurquer vers des sujets plus légers – c’est l’été ! – : le prochain voyage collectif de Rose-Marie, en octobre, en Aragon ; nos courts séjours, cet automne à Llafranc ; la culture et les mœurs de l’Espagne voisine, que nous aimons ; les derniers plaisirs gastronomiques aussi et les prochaines vendanges, vendanges qui commencent chaque année un peu plus tôt, les tonneaux s’accumulant et se vendant de plus en plus tard… ce soir-là, l’air était encore trop chaud pour jouir des bienfaits nocturnes habituels à la terrasse du café de la Paix. Mais, pour une fois, l’ambiance sonore était, disons civilisée. Avant de nous quitter, tard dans la nuit, Rose-Marie, nous a donné rendez-vous, en toute innocence, à « Barques en scène », la mega fête de fin de saison estivale dans le cœur de ville de Narbonne. Que je fuis ! Trop de monde, trop de bruit, trop de trop… Notre amie avait déjà tout oublié de nos échanges et de ses nobles pensées du début de soirée. Elle est tellement française, Rose !
La vie m’a finalement appris que l’on perd inutilement son temps à entrer dans un débat avec un interlocuteur borné de certitudes. Ses plus intimes sentiments et convictions, comme celles de nous tous, ayant été, pour la plupart, durablement acquis pendant sa petite enfance, l’argumentation raisonnée puisée aux meilleures sources de la pensée philosophique ou scientifique jamais ne convaincra en effet un esprit dogmatique, ou militant, qu’il est dans l’erreur ou victime de ses préjugés. Et si l’on peut défendre et croire en la perfectibilité de la personne humaine, elle me semble cependant essentiellement de « surface », rien ne pouvant modifier en effet le noyau affectif et sentimental originel qui conditionne notre rapport au monde et aux autres. Aussi, quand je suis invité à participer à une discussion, ou poussé à y entrer, avec ce genre d’individus, instruits ou pas, j’abandonne très vite la partie avant qu’elle ne tourne au vinaigre. J’égrène alors des « Soit… bon… peut-être… vous croyez… » afin de leur donner un semblant de raison ou de couper au plus court leurs catéchismes moral ou politique – tout en m’efforçant de rester, parce qu’on ne se refait pas, disais-je, le plus courtois possible. J’utilise aussi, dans ces circonstances, le langage facial et les gestes et mouvements de tête appris lors de trop nombreux et trop longs « dîners en ville », langage qui permet de feindre une molle participation aux bavardages ennuyeux, propos péremptoires et vachardes médisances qui en agrémentent cérémonieusement, en général, le déroulé. Finalement, la politesse et la courtoisie ont cette vertu de tenir à distance les fâcheux de toutes sortes. Et même les salauds ! Elles sont ce mince et fragile vernis de sociabilité – et d’hypocrisie sociale, certes ! – qui nous protège malgré tout du désir, parfois violent, d’en découdre.