J’ai lu sur le mur Facebook d’un ami lettré, hier soir, que : « Proust, c’était chiant. ». Vexé, je lui ai immédiatement expédié ce commentaire : « Ah non ! J’avance depuis juin par série de 10 pages quotidiennes minimum, et ne lis plus rien d’autre désormais (à l’exception cependant du dernier Modiano et de pages prises au hasard dans le journal de M.Galley…) À cette aune, j’en viens même à penser que la littérature du moment, comment dire ? Ben rien finalement… »
Ce matin, après une grasse matinée de fin de traitement éprouvant, – mais qui m’a permis de bien avancer dans la Recherche –, j’ai fermé ma liseuse sur ces passages où le Narrateur raconte sa soirée chez les Verdurin, entourés de leurs « amis », recevant le baron de Charlus dans leur résidence « la Raspelière » louée aux « de Cambremer », invités eux aussi.
Extraits :
« Moins vivement qu’il [le professeur Cottard] n’eût fait autrefois, car l’étude et les hautes situations avaient ralenti son débit, mais avec cette émotion tout de même qu’il retrouvait chez les Verdurin : « Un baron ! Où ça, un baron ? Où ça, un baron ? » s’écria-t-il en le cherchant des yeux avec un étonnement qui frisait l’incrédulité. Mme Verdurin, avec l’indifférence affectée d’une maîtresse de maison à qui un domestique vient, devant les invités, de casser un verre de prix, et avec l’intonation artificielle et surélevée d’un premier prix du Conservatoire jouant du Dumas fils, répondit, en désignant avec son éventail le protecteur de Morel : « Mais, le baron de Charlus, à qui je vais vous nommer… Monsieur le professeur Cottard. » Il ne déplaisait d’ailleurs pas à Mme Verdurin d’avoir l’occasion de jouer à la dame. M. de Charlus tendit deux doigts que le professeur serra avec le sourire bénévole d’un « prince de la science ».
Et un peu plus loin :
« M. de Cambremer ne ressemblait guère à la vieille marquise. Il était, comme elle le disait avec tendresse, « tout à fait du côté de son papa ». Pour qui n’avait entendu que parler de lui, ou même de lettres de lui, vives et convenablement tournées, son physique étonnait. Sans doute devait-on s’y habituer. Mais son nez avait choisi, pour venir se placer de travers au-dessus de sa bouche, peut-être la seule ligne oblique, entre tant d’autres, qu’on n’eût eu l’idée de tracer sur ce visage, et qui signifiait une bêtise vulgaire, aggravée encore par le voisinage d’un teint normand à la rougeur de pommes. Il est possible que les yeux de M. de Cambremer gardassent dans leurs paupières un peu de ce ciel du Cotentin, si doux par les beaux jours ensoleillés, où le promeneur s’amuse à voir, arrêtées au bord de la route, et à compter par centaines les ombres des peupliers, mais ces paupières lourdes, chassieuses et mal rabattues, eussent empêché l’intelligence elle-même de passer. Aussi, décontenancé par la minceur de ce regard bleu, se reportait-on au grand nez de travers. Par une transposition de sens, M. de Cambremer vous regardait avec son nez. Ce nez de M. de Cambremer n’était pas laid, plutôt un peu trop beau, trop fort, trop fier de son importance. Busqué, astiqué, luisant, flambant neuf, il était tout disposé à compenser l’insuffisance spirituelle du regard ; malheureusement, si les yeux sont quelquefois l’organe où se révèle l’intelligence, le nez (quelle que soit d’ailleurs l’intime solidarité et la répercussion insoupçonnée des traits les uns sur les autres), le nez est généralement l’organe où s’étale le plus aisément la bêtise. »
J’avoue n’avoir jamais éprouvé autant de plaisirs de lecture.
« La foule n’a pas besoin de moi pour être une foule ni la cacophonie de mon opinion pour être cacophonique. C’est quand silencieusement je me perds dans la contemplation d’un insecte ou d’un coquillage que j’existe. » Mardi 29 juin 2021.
« J’ai pris l’habitude de me placer tout au bout des cortèges funéraires, car je n’aime guère avoir quelqu’un qui marche derrière moi dans ce genre de procession et je préfère imaginer plutôt que je les enterrerai tous. » Mardi 26 juin 2021
On trouve de véritables pépites en consultant son fil d’actualités. Ainsi ce manuel publié en 1828 : « Le Gastronome français, ou l’art de bien vivre ».
« Parce que le cirque, au fond, est une superbe image synthétique. Nous nous y amusons, mais tout en sachant bien que nous y frisons aussi la mort. Ne venez pas me dire que ce n’est pas vous qui vous balancez sur un trapèze, qui enfilez, motocyclette entre les cuisses, les aiguilles de la mort ! Car nous participons tous. De secrètes informations, au plus aigu des réminiscences animales, nous rappellent à tout moment, sous le ciel rose des flonflons, que le cirque est naturel, que cette anxiété que nous éprouvons devant les acrobates et les danseuses de corde, les cygnes savants ou les illusionnistes, c’est l’anxiété même du monde. »
Léon-Paul Fargue : Dîners de lune (Gallimard)
« Celui qui se nourrit de perroquets mange des êtres qui parlent le langage humain. Il mange une copie de l’homme. » Mangeurs de mots, un monde neuf naîtra du rien qui vous reste dans la bouche.
Marc Le Bot : La vie des animaux illustres (Fata Morgana; page 99)
Non ! Philippe Jaccottet n’est pas mort le 24 février 2021 à Grignan, dans la Drôme.
« Mais faut-il que l’horreur de la mort contamine toute l’étendue de la vie, triomphe en ne laissant rien de beau autour d’elle ? Je me dis parfois : la beauté est aussi incompréhensible que la douleur, donc aussi réelle, donc également forte et nécessaire. Le corps serait comme quelqu’un qui tient une lampe. Il ne faut pas que la lampe refuse de brûler parce que son porteur se fatigue, s’amenuise, s’effondre. »
À travers un verger, page 38 (Fata Morgana 1973)
Et ce poème : L’ignorant (poèmes 1952-1956. Éditions Gallimard, 1957.)
Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance,
plus j’ai vécu, moins je possède et moins je règne.
Tout ce que j’ai, c’est un espace tour à tour
enneigé ou brillant, mais jamais habité.
Où est le donateur, le guide, le gardien ?
Je me tiens dans ma chambre et d’abord je me tais
(le silence entre en serviteur mettre un peu d’ordre),
et j’attends qu’un à un les mensonges s’écartent :
que reste-t-il ? que reste-t-il à ce mourant
qui l’empêche si bien de mourir ? Quelle force
le fait encor parler entre ses quatre murs ?
Pourrais-je le savoir, moi l’ignare et l’inquiet ?
Mais je l’entends vraiment qui parle, et sa parole
pénètre avec le jour, encore que bien vague :
«Comme le feu, l’amour n’établit sa clarté
que sur la faute et la beauté des bois en cendres… »
*Philippe Jaccottet est né le 30 juin 1925 à Moudon, petite ville du canton de Vaud, en Suisse romande. Il vivait à Grignan dans la Drôme depuis 1953 avec sa femme peintre, Anne-Marie Haesler. Il a traduit Goethe, Friedrich Hölderlin (Hypérion), Giacomo Leopardi (Canti), Robert Musil (L’Homme sans qualités) , Rainer Maria Rilke (Elégies de Duino) , Thomas Mann (La Mort à Venise), notamment. l’Odyssée d’Homère aussi, en vers de quatorze syllabes.