Chronique de Narbonne et d’ailleurs. L’usage du monde, avec Nicolas Bouvier…

674725_0203518562292_web_teteUn vent froid et humide parcourt les rues de la ville. De ses murs sourd une musique de galerie marchande. Sirupeuse , assommante! Le temps de l’Avent est désormais celui des marchands. Comme partout ailleurs, le même village de Noël et les mêmes cabanes aux toits ouatés. De l’autre côté des Barques, des manèges pour les enfants et une gigantesque «montagne russe». Son architecture de ferraille, fait un bruit de fin de monde quand ses voiturettes la dévalent. On crie; on s’amuse a se faire peur. La nuit tombe au milieu du jour quand je sors de ma petite librairie de la rue Droite, pressé de me plonger dans l’univers des Modiano, James Salter, Marie-Hélène Lafon et Nicolas Bouvier. Nicolas Bouvier et son «Usage du Monde» que j’ouvre dans le salon de thé de la rue de l’Ancien Courrier tenu par une sympathique et chaleureuse américaine qui y fait d’excellents gâteaux. Et dès les premières lignes, les perceptions se pressent, se renvoient les unes les autres dans une résonance heureuse où tout est lié : « J’étais dans un café de la banlieue de Zagreb, pas pressé, un vin blanc-siphon devant moi. Je regardais tomber le soir, se vider une usine, passer un enterrement – pieds nus, fichus noirs et croix de laiton. Deux geais se querellaient dans le feuillage d’un tilleul. Couvert de poussière, un piment à demi rongé dans la main droite, j’écoutai au fond de moi la journée s’effondrer joyeusement comme une falaise. Je m’étirais, enfouissant l’air par litre. Je pensais aux neufs vies proverbiales du chat ; j’avais bien l’impression d’entrer dans la deuxième.» (Pages 10 et 11). Chaque phrase est un enchantement, une exploration sans fin des innombrables couches de sens qui composent le réel, me disais je; jusqu’à ce que déboule dans mon petit abri a l’écart du monde, cette furie enfiévrée gueulant dans son portable collé à son oreille la liste sans fin de ses achats du jour.Toute l’ambivalence et les contradictions du monde dans ce seul moment qui les condense toutes. Impossible en effet de partager entre l’or et la boue. Il sera temps plus tard, au milieu de la nuit , de reprendre le cours de ma lecture… La vie quoi!

Petit éloge de la lenteur et du temps comme il va…

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Hier après-midi, marchant à une allure soutenue le long du canal de la Robine, je constatais, comme à l’accoutumée, que ce que je perdais en énergie physique je le gagnais en concentration intellectuelle; que la lenteur du déplacement sur mes deux seules jambes densifiait mes sensations , multipliait mes idées et les rendait plus légères, beaucoup plus riches.

« Pas pleurer », de Lydie Salvayre. Extrait!

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En préambule, je tiens à préciser que toute interprétation de ce texte en réaction à  l’évènement télévisuel (!) d’hier soir sur TF1 serait fort éloigné de mon intention première qui n’était autre que de rendre un hommage appuyé à cette auteure de talent dont la lecture, jadis, des aventures extravagantes, en autobus, d’un beau fragment d’humanité me fit beaucoup rire – jaune souvent!

Un soir, il prend le frais à la terrasse du café L’Estiu sur les Ramblas. Il est seul. Il boit une manzanilla. Il regarde les passants. Il prête une attention distraite aux conversations qui se tiennent alentour. À une table proche, deux hommes sifflent cul sec plusieurs verres d’eau-de-vie. Ils parlent à voix si forte qu’il ne peut que les entendre. Ils sont hilares. Ils rotent. Ils s’entrecongratulent. Ils sont extrêmement contents d’eux-mêmes et se décernent réciproquement des brevets d’héroïsme. Ils ont fait un de ces putains de coup ! Après avoir cueilli deux prêtres morts de peur terrés dans une cave, ils ont flingué le premier d’un coup de revolver pam en pleine poire, puis ils ont dit au deuxième qui se chiait au froc de décamper en vitesse et ils l’ont flingué dans le dos pam pam lorsqu’il s’est mis à courir. Deux curés butés dans la même journée ! Eux qui croyaient rentrer bredouilles ! Pas mal le tableau de chasse ! Il fallait les voir se chier de trouille, les curaillons ! Impayables !

Ils se croient drôles.

Ils s’étonnent que Josep ne partage pas leur allégresse. Serait-il un franquiste ou quoi ?

Josep passe la main sur son front, comme un dormeur qui s’éveille d’un cauchemar. Il est terrassé, comme Bernanos est terrassé au même moment à Palma, et pour des raisons similaires. Il reste figé sur sa chaise, paralysé d’effroi, plus mort que vif. On peut donc tuer des hommes sans que leur mort occasionne le moindre sursaut de conscience, la moindre révolte ?

On peut donc tuer des hommes comme on le fait des rats ? Sans en éprouver le moindre remords ? Et s’en flatter ?

Mais dans quel égarement, dans quel délire faut-il avoir sombré pour qu’une « juste cause » autorise de telles horreurs ?

No os arrodilléis ante nadie. Os arrodilláis ante vosotros mismos.

Quelle abjection sautera au visage de ces deux meurtriers s’ils s’agenouillent un jour devant eux-mêmes ? Josep ne peut plus fermer les yeux devant la vérité qu’il a tenue soigneusement écartée de son esprit et qui, soudain, gesticule, vocifère, et violemment l’apostrophe : chaque nuit, des expéditions punitives de miliciens assassinent des prêtres et des suspects prétendument fascistes. Moins qu’à Majorque, peut-être, bien que je n’aie pas fait le décompte des crimes, mais la question ici n’est évidemment pas le nombre. Josep, tout comme Bernanos à Palma, découvre qu’une vague de haine ronge ses propres rangs, une haine permise, encouragée, décomplexée, comme on le dirait aujourd’hui, et qui s’affiche fière et contente d’elle-même.

Josep n’aspire plus qu’à rentrer chez lui le plus vite possible. Sa décision est prise. Il ne s’engagera pas dans la guerre. On va peut-être le traiter d’embusqué, il s’en fout. Il rentrera au village avec Joan et Rosita. Montse, qui refuse de partir, restera avec Francisca.

Ça la fera grandir.

Il ne croit pas si bien dire.

Le lendemain, c’est le 8 août, se souvient ma mère sans une once d’hésitation (moi : tu te rappelles cette date ? ma mère : il paraît que j’ai une tête de linotte, c’est ce con de docteur qui le dit, mais tu vois !), le lendemain, le Conseil des ministres du gouvernement français décide la non-intervention en Espagne, tout en déplorant extrêmement extrêmement extrêmement la guerre effroyable qui ravage ce beau pays.

Españoles,

Españoles que vivís el momento más trágico de nuestra historia

¡Estáis solos!

¡Solos!

Les plaidoiries de l’écrivain José Bergamín (catholique, républicain, paradoxal, attaché culturel à l’ambassade d’Espagne à Paris) en vue d’obtenir des appuis financiers et moraux, n’ont donc servi à rien.

Toutes les associations d’anciens combattants français ont signifié au gouvernement français qu’il devait rester neutre dans les affaires d’Espagne, et Saint-John Perse, apeuré, est allé en ce sens.

Quant aux dirigeants soviétiques, ils ont hésité encore, cependant que Hitler et Mussolini aidaient les troupes franquistes à franchir le détroit de Gibraltar. Il faudra attendre le début septembre pour que Staline se décide à soutenir les républicains, et que les premiers bateaux chargés de matériel militaire quittent Odessa.

Toutes les palabres sont faibles, me dit ma mère, pour exprimer le desengaño, la déception mezclée de ire que Josep ressent en s’informant de ces nouvelles. Et quand j’opère une marche arrière en esprit, ma chérie, je me rends compte que sa mélancolie a commencé, si je ne m’abuse, à ce moment-là.

Pas pleurer de Lydie Salvayre, Seuil, 280 pages, 18,50 euros.

 

Chronique de Narbonne: « L’étang est avec la rue des Marchands mon domaine et mon champ de manœuvre… »

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Une page de Benjamin Crémieux:

« L’étang est avec la rue des Marchands mon domaine et mon champ de manœuvre. C’est de là que je bondirai un jour à l’assaut du monde.

Au bord d’un étang pareil à celui-ci, Achille venait, guidé par le Centaure Chiron, s’exercer à tirer de l’arc, à sauter, à forcer les cerfs et les lévriers à la course. C’est d’une rue bordée de boutiques pareilles à la rue des Marchands que Diderot, le fils du coutelier de Langres, Rousseau, le fils de l’horloger genevois, s’élancèrent vers la gloire. J’imagine, dans une édition future du Larousse, le début de ma biographie : « Rigaud (Jean-Hippolyte), né à Auzargues, le 12 novembre 1899, d’un père établi chapelier dans cette ville. Passe son enfance et fait ses premières études dans sa ville natale…

Je serai Rigaud, le fils du chapelier d’Auzargues, et des petits garçons, dans l’arrière-magasin de leur père, rêveront d’une destinée semblable à la mienne. Auzargues n’a encore fourni à la France aucun grand homme…

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