– Je l’ignore, répondit Crapaudin. Personne ne sait ce que pense Lelombric, dans les ténèbres de son cerveau. Ceux qui ont eu l’occasion de l’apercevoir sont fort peu nombreux. D’habitude, il passe son temps à hiberner. Il dort d’un long sommeil, pendant des dizaines et des dizaines d’années, dans les ténèbres et la tiédeur du fond de la Terre. Alors, naturellement, ses yeux s’atrophient, son cerveau se ramollit, se met à fondre dans son sommeil, et il se transforme en toute autre chose. Pour parler franchement, je suppose, moi, qu’il ne pense rien du tout. Je crois qu’il absorbe simplement des échos et des vibrations venus de très loin, et les emmagasine dans son corps. Ensuite, il en restitue la plupart sous forme de haine, après un processus de transformation chimique complexe. Je ne sais pas comment ça se produit exactement, je serais bien incapable de l’expliquer en détail.
« C’est une plage très appréciée des estivants, surtout des familles. Elle n’est pas très grande. Légèrement incurvée, cernée par des rochers, à l’abri du vent, elle ignore les vagues puissantes, les rouleaux de l’Océan. Son sable est fin. Les enfants, nombreux, y courent dans tous les sens, vont vers l’eau, en reviennent, se bousculent, se lancent du sable, alors les parents crient « Arrête ! » et les enfants recommencent à courir, à crier dans une excitation croissante.
Adossé à un rocher, à l’extrémité de la plage, un vieil homme les regarde. Il reste là des heures, solitaire, silencieux. Tous sur cette plage sont entourés de sacs, de serviettes, de crèmes solaires, de parasols, de râteaux, de pelles. Le vieil homme n’a à ses côtés qu’une canne. Tous sont en maillot de bain, lui porte un pantalon de toile blanche, est coiffé d’un panama. Parfois, il ouvre un livre mais, le plus souvent, il regarde la mer et les enfants excités qui courent, s’ébattent, se renversent sur le sable.
Son regard scrute l’horizon, se perd dans le lointain, puis revient vers le plus proche, les cris des enfants. Il entend des prénoms qui ne lui sont pas familiers : « Vanessa, enlève ton maillot mouillé, Timothée, ramasse tes jouets, dépêche-toi Raphaël, arrête d’embêter ta sœur. »
À la fin de la journée, il quitte son rocher et s’en va, aidé de sa canne. Son équilibre est incertain mais il se tient bien droit, l’homme élégant. Au bout d’un moment, il s’arrête pour respirer un bon coup avant de reprendre sa marche avec précaution afin d’éviter les cailloux qui encombrent le chemin.
Où va-t-il ? On ne sait trop. Dans une maison qu’il aurait un peu plus loin ? Chez des amis ? Peu probable, il n’est jamais accompagné quand il vient sur cette plage où il n’y a que des enfants et de jeunes couples. Oui, il n’y a qu’un vieux, et c’est lui.
Après une soirée passée aux « Universités Nomades » (1) où j’étais invité, en compagnie de Stéphane Kowalczyk et de Thierry Gomar, à « plancher » sur le thème : Le blogueur comme descripteur du langage institutionnel, et au hasard de quelques pages numériques lues juste avant la naissance de ce nouveau jour, ceci:
Qu’est-ce que la société quand la raison n’en forme pas les noeuds, quand le sentiment n’y jette pas d’intérêt, quand elle n’est pas un échange de pensées agréables et de vraie bienveillance ? Une foire, un tripot, une auberge, un bois, un mauvais lieu et des petites maisons ; c’est tout ce qu’elle est tour à tour pour la plupart de ceux qui la composent.
On peut considérer l’édifice métaphysique de la société comme un édifice matériel qui serait composé de différentes niches ou compartiments d’ne grandeur plus ou moins considérable. Les places avec leurs prérogatives, leurs droits, etc., forment ces divers compartiments, ces différentes niches. Elles sont durables et les hommes passent. Ceux qui les occupent sont tantôt grands, tantôt petits, et aucun ou presque aucun n’est fait pour sa place. Là c’est un géant, courbé ou accroupi dans sa niche ; là c’est un nain sous une arcade ; rarement la niche est faite pour la stature ; autour de l’édifice, circule une foule d’hommes de différentes tailles. Ils attendent tous qu’il y ait une niche de vide, afin de se placer, quelle qu’elle soit. Chacun fait valoir ses droits, c’est-à-dire sa naissance, ou ses protections, pour être admis. On sifflerait celui qui, pour avoir la préférence, ferait valoir la proportion qui existe entre la niche et l’homme, entre l’instrument et l’étui. Les concurrents même s’abstiennent d’objecter à leur adversaire cette disproportion.
Inutile de rajouter quelques commentaires…
(1) Reportage photographique de Philippe Taka, en lien en cliquant sur (ici)
Joseph est le nouveau roman de Marie-Hélène Lafon, après L’Annonce (2009) et Les Pays (2012). Joseph est l’histoire d’un ouvrier agricole, dans une ferme du Cantal. L’histoire aussi d’un monde qui se meurt. Le monde de la « petite » paysannerie de montagne, de ses travaux, de son isolement , de ses silences. Un monde dur à la peine, que quittent les enfants aussitôt nés à l’âge adulte pour s’en aller, gagner leur vie à la ville et fonder maison et famille. Comme Michel, le frère jumeau de Joseph. Joseph qui ne quittera jamais les frontières de son canton que pour y mourir avec pour seul avoir une valise et son nécessaire pour ses obsèques. Depuis toujours, Joseph loge chez ses patrons. C’est un doux Joseph! Il aime les bêtes et l’odeur des étables; il se tient à sa place.
FABRICE LUCHINI : « IL FAUT RECONNAITRE QUE LA BETISE PREND DES PROPORTIONS INOUÏES »
Interview pour Le Figaro, 13 décembre 2014
LE FIGARO. – Vous commencez le 5 janvier un spectacle intitulé « Poésie ? ». Vos choix sont de plus en plus exigeants…
Fabrice LUCHINI. – La poésie ne s’inscrit plus dans notre temps. Ses suggestions, ses silences, ses vertiges ne peuvent plus être audibles aujourd’hui. Mais je n’ai pas choisi la poésie comme un militant qui déclamerait, l’air tragique : « Attention, poète ! » J’ai fait ce choix après avoir lu un texte de Paul Valéry dans lequel il se désole de l’incroyable négligence avec laquelle on enseignait la substance sonore de la littérature et de la poésie. Valéry était sidéré que l’on exige aux examens des connaissances livresques sans jamais avoir la moindre idée du rythme, des allitérations, des assonances. Cette substance sonore qui est l’âme et le matériau musical de la poésie.
Picasso Pablo (dit), Ruiz Picasso Pablo (1881-1973). Paris, musée national Picasso – Paris. MP72. Partager :ImprimerE-mailTweetThreadsJ’aime ça :J’aime chargement… […]