« Tous les jours, Regimbart s’asseyait au coin du feu, dans son fauteuil, s’emparait du National (1), ne le quittait plus, et exprimait sa pensée par des exclamations ou de simples haussements d’épaules. De temps à autre, il s’essuyait le front avec son mouchoir de poche roulé en boudin, et qu’il portait sur sa poitrine, entre deux boutons de sa redingote verte. Il avait un pantalon à plis, des souliers-bottes, une cravate longue ; et son chapeau à bords retroussés le faisait reconnaître, de loin, dans les foules.
A huit heures du matin, il descendait des hauteurs de Montmartre, pour prendre le vin blanc dans la rue Notre-Dame-des-Victoires. Son déjeuner, que suivaient plusieurs parties de billard, le conduisait jusqu’à trois heures. Il se dirigeait alors vers le passage des Panoramas, pour prendre l’absinthe. Après la séance chez Arnoux, il entrait à l’estaminet Bordelais, pour prendre le vermouth ; puis, au lieu de rejoindre sa femme, souvent il préférait dîner seul, dans un petit café de la place Gaillon, où il voulait qu’on lui servît » des plats de ménage, des choses naturelles » ! Enfin, il se transportait dans un autre billard, et y restait jusqu’à minuit, jusqu’à une heure du matin, jusqu’au moment où, le gaz éteint et les volets fermés, le maître de l’établissement, exténué, le suppliait de sortir.
Et ce n’était pas l’amour des boissons qui attirait dans ces endroits le citoyen Regimbart, mais l’habitude ancienne d’y causer politique ; avec l’âge, sa verve était tombée, il n’avait plus qu’une morosité silencieuse. On aurait dit, à voir le sérieux de son visage, qu’il roulait le monde dans sa tête. Rien n’en sortait ; et personne, même de ses amis, ne lui connaissait d’occupations, bien qu’il se donnât pour tenir un cabinet d’affaires. »
(1) Journal républicain d’Armand Carrel, fondé en 1830, et qui joua un grand rôle dans les événements qui préparèrent la révolution de 1848.
C’était à quelques mètres de la clinique d’où je venais que je fis sa rencontre. Elle était appuyée sur le mur gris et sale de ce qui reste encore d’un ancien cinéma. Petite, épuisée et tordue par des douleurs dont j’appris par la suite qu’elles lui irradiaient sa jambe droite, elle soufflait. Et c’est ma main dans la sienne que je l’ai accompagné vers le lieu qu’elle cherchait et que je venais de quitter. Elle avait peur, me disait-elle, de ce point noir réapparu sur son nez qui lui avait été enlevé par un docteur dont elle avait oublié le nom. Le sien, Garcia Virginia me fut adressé, comme le reste de nos échanges, dans la langue de mon grand père paternel, un mélange d’espagnol et de français. Seule, usée, elle avait traversé toute la ville à petit pas de souris. Pas de téléphone chez elle, ni personne pour lui prendre un rendez vous. Virginia a 93 ans. Il nous a fallu plus d’une heure pour rejoindre son domicile, main dans la main toujours. Couple improbable et anachronique. Demain, j’irais la voir et nous conviendront d’un jour et d’une heure pour nous rendre chez son médecin sans nom qui désormais officie à l’extérieur de la ville. Virginia a 93 ans, et un si beau sourire…
Il ne fait pas très chaud. L’air est chargé d’humidité, mais le soleil est là pour deux ou trois heures au moins. Assis à la terrasse d’un café place de l’hôtel de ville, je lis un entretien accordé par Jacqueline Kelen au journal la Croix. En exergue cette phrase : « L’obsession thérapeutique risque de nous faire passer à côté du spirituel ». Un bruit de chaises m’en détourne. Deux femmes s’installent. L’une : « Je viens des urgences, ma fille déprime complètement…j’ai viré mon copain : pas gentil, méchant même… ». L’autre : « ma mère est morte…mon fils m’a envoyé paître…et ma belle fille, celle là… ». Arrive un petit monsieur. Bisous, bisous : « Je n’ai pas le moral moi aussi, mon ami est mort, j’ai payé les obsèques et sa sœur a pris tout le mobilier et la télé. Un grand écran… ». Les deux : « Un grand écran, non ? » Abattu, je replonge dans mon journal et lis : « Au psychanalyste on raconte les offenses subies ; au prêtre on dit les offenses commises. » Peut-être ! Mais cet après midi, il suffisait d’une table, trois chaises, trois cafés et d’une présence indiscrète… mais attentive pour qu’elles soient crûment exposées.
Le magazine « Time » publie son top 100. Quatre français figurent au classement : Nicolas Sarkozy, Jean Claude Trichet, Esther Duflo et…Marine Le Pen !, qui n’est devancée (largement), dans la catégorie des femmes politiques, que par Angela Merkel. Inutile de préciser que c‘est la première fois que cet hebdomadaire américain classe parmi les 100 personnes plus influentes dans le monde, une personnalité classée à l’extrême-droite de l’échiquier politique français. On se souvient qu’une pétition lancée récemment par quelque milliers d’intellectuels avait réussi à sortir Céline de la liste des écrivains dont la République devait s’honorer. Je m’attendais donc à un vaste mouvement d’indignation nationale lancé par les mêmes afin d’envoyer les forces de police vider les kiosques de la capitale de tous les numéros de cet hebdomadaire aussi complaisamment flatteur à l’égard de cette sulfureuse dame. D’où mon étonnement devant le mutisme des mêmes pourtant si prompts à dévoiler chez tout réfractaire à la pensée « Joffrin », au mieux un réactionnaire à la Gallo-Finkielkraut, au pire un néo-fasciste déclaré. Mais trêve de plaisanterie, et réjouissons nous plutôt de voir Madame Duflo, pas la verte, classée au 46 émue rang de ce Top mondial.Cette jeune économiste, si peu médiatisée dans un pays comme le nôtre où l’on confond si souvent la profondeur d’une pensée aux paillettes d’un look, est spécialisée dans la lutte contre la pauvreté et jouit dans le monde entier d’une grande estime chez ses pairs. Au point d’avoir été reçu au Collège de France pour y donner un cycle de conférences fort prisées pour une discipline aussi peu tendance. Une réputation internationale incontestée que le « Time » consacre et qui, je l’espère, la fera mieux connaître de nos concitoyens. Pour cela, et seulement pour cela, qui n’est pas rien, félicitons-nous de ce classement réalisé par le magazine américain et déplorons encore une fois l’ignorance des nôtres…
Ce paragraphe extrait des Essais de Montaigne sur le bon usage des citations, que j’adresse à l’ami Gilles qui, un soir, su m’écouter:
« Qu’on regarde en ce que j’emprunte si j’ai su choisirquelque chose qui rehausse ou appuie convenablement le reste,qui lui, est bien de moi. Car je fais dire aux autres, non pasd’abord, mais ensuite, ce que je ne parviens pas à dire aussi bien,à cause de la faiblesse de mon langage, ou de mon esprit. Je necompte pas mes emprunts : je les soupèse. Et si j’avais voulu les faire valoir par leur nombre, j’en aurais mis deux fois plus. Ilsviennent tous, ou fort peu s’en faut, de noms si fameux et si anciensqu’ils me semblent se nommer d’eux-mêmes, sans avoir besoinde moi. Dans les raisonnements, comparaisons et arguments,si j’en transplante dans mon propre champ, pour les mélangeraux miens, je cache parfois volontairement le nom de leur auteur,pour freiner la témérité de ces critiques hâtives, que l’on profère à propos de toutes sortes d’écrits, et notamment récents, œuvresd’hommes encore vivants et écrites dans la langue « vulgaire »,celle d’aujourd’hui, ce qui permet à tout un chacun d’en parler,et qui semble donner à penser que la conception et le desseinde l’œuvre elle-même sont, eux aussi, vulgaires. Je veux que cesgens-là croyant me donner une pichenette sur le nez la donnent en fait sur celui… de Plutarque ! Et qu’ils se ridiculisent à injurierSénèque à travers moi. Il me faut bien dissimuler ma faiblessesous ces grandes autorités. »