On les dit noires, en vérité leur peau est d’un sombre violet qui va s’éclaircissant sur la partie la plus charnue. Et celles qui nous étaient présentées ce jour de marché sur l’étal de notre marchand de fruits et légumes montraient tous les signes d’une belle maturité. Souples, moelleuses, fendillées, elles exposaient de minces filets de chair blanche. On devinait ainsi sous ces apprêts la merveilleuse poussée du fruit, son incomparable saveur, ses pourpres dorés ; et le mielleux d’une pulpe emplie de minuscules grains craquant sous la dent. Leur peau disais-je, était fine, fragile et poreuse. Et c’est avec une extrême délicatesse que j’ai pris et gardé en bouche, sitôt rentré, l’une d’entre elles promptement achetées ce matin-là. Alors sont venues des odeurs de garrigues, de terres sèches, de chemins de vignes ; et le silence mystérieux de ce vieux figuier solitaire dispensateur de tant de plaisirs au pied duquel, jeune adolescent, je rêvais.
9 heures. L’heure n’est pas qu’une heure. (Petit déjeuner chez Bernard. Gruissan.)
« Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d’un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée qui semblait du lait durci, quand la journée était encore intacte et pleine, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément – rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne par là d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui – rapport unique que l’écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. »
J’aime René Frégni. J’aime sa sincérité. Son regard sensuel sur les êtres, les choses et le monde. Un regard parfois sévère. Mais jamais fermé sur de sombres colères. Ou couvert de ressentiment. René Frégni prend son temps ; il éclaire ses jours de son style simple et précis. Il a pourtant connu son lot de misères, de douleurs et d’injustices. Il sait ce dont les hommes sont capables, en pensées et en actes ; ce qu’ils cachent « d’immonde, d’atroce, d’absurde ». Mais voilà, les mots et l’écriture, ceux de sa mère et des auteurs lus avidement, passionnément, en prison et dans ses galères ont fait de lui cet homme franc et loyal, profondément en accord avec lui même. Les mots de René Frégni sont sa vie. Il se lève, marche, mange et dort avec. Il en connait la force, dans le Bien et le Mal. « Ils peuvent faire s’écrouler soudain des châteaux, des carrières, de belles cités éclairées jusque-là par la paix. Souvent ils agrandissent l’amour, apaisent la brûlure des plaies, écartent les destins. Page 123.» Aussi, qu’il s’agisse de raconter la Provence en septembre, la « fiancé des corbeaux, la mort de son chat, les fous et les errants, ses frères, d’évoquer sa mère, chacune de ses pages vibre d’une émotion pure et sensible. Tout, pour lui et chaque jour, est raison « d’écrire des petits fragments de vie qu’on ramène chez soi, dans ses yeux, sur sa peau, ses cheveux, dans la lourdeur des jambes. » ; de souffler « sur tout ce qui est vivant ; d’inventer un visage à tout ce qu’on ne voit pas. Prenez un stylo, nous dit-il, dessinez le mot roseau et les yeux presque fermés, en respirant à peine : « vous verrez apparaître toutes les rivières que vous avez connues et celles que vous n’avez jamais vues. Vous sentirez rouler dans votre corps les torrents glacés des montagnes et l’eau paisible de l’été qui glisse sous les noisetiers, dans une odeur tiède de melon. Page 135 » J’aime René Frégni. Oui ! chacune de ses phrases m’enchante. Le lisant, parfois, on croirait entendre Mozart. On ferme les yeux, et les mots s’ajustent, résonnent et s’accordent alors avec les mouvements de certaines pièces en ré mineur du génial compositeur. L’écriture est érotique, dit encore René Frégni. Assurément ! Il en jouit et nous donne ainsi du plaisir à le lire.
Anissa, sa grande sœur Emilie et leurs parents se sont arrêtés quelques instants devant ma cabane. Je n’avais pas vu cette petite famille proche, cela doit faire un an environ. Emilie approche 6 ans. Déjà ! Elle est toujours aussi douce et souriante. Ses cheveux blonds tombent en boucle et ses yeux sont comme ses gestes : délicats. Anissa, elle, est plus vive et piquante. De mouvements et d’esprit. Sa chevelure est brune, une mince touffe serrée l’orne sur le côté. Dans son regard brille en permanence un petit air malicieux. Comme souvent dans ces situations, j’adresse mes premiers mots aux enfants. Je veux dire ceux qui importent et que j’aurais aimé entendre à leur âge. Des mots certes banals, mais des mots qui caressent. Des mots simples et chauds ; des mots qui font grandir et aimer. J’ai aussi demandé à Anissa, quel était son âge à présent. Elle m’a montré alors, accompagnés d’un large et franc sourire, les quatre doigts de sa main droite. En précisant toutefois d’une voix claire et enjouée qu’elle aurait bientôt cinq ans et qu’elle n’était pas pressée d’en avoir six. Je lui ai dit qu’elle avait bien raison de prendre ainsi le temps de son âge ; et que je m’efforçais de prendre le mien aussi. Et de convenir ensuite et tous ensemble que l’heure était d’aller à la plage. Emilie et Anissa portaient le même maillot bleu. Un bleu que l’on peut voir sur les volets de maisons blanches. Elles se tenaient par la main. Patientes et pressées de jouer dans le sable et la mer.
Le Vent du Nord s’est brusquement levé en début d’après midi. Un vent violent, sec et chaud. Avec des rafales tempétueuses. Elles couvraient tout le ciel et la terre. Je voyais les quelques pins noueux et tordus qui bordent ma cabane tenter de s’accorder à leurs rythmes délirants. J’entendais aussi les craquements sinistres de leurs branches mortes, brûlées sous l’effet combiné du soleil et du sel. Et du vent. Un cyprès seul gardait son insolente élégance. Qui semblait se jouer de cette vaine et brutale agitation. Il signait de belles arabesques sur un fond de ciel dur, minéral. Sans nuage. Et la mer dont je m’étais approché était plate, vide et sournoise. À l’abri de rochers, je regardais ainsi la plage. Des nuages de sable filaient à toute allure vers le rivage. Au loin, sur la ligne d’horizon, deux voiles blanches immobiles paraissaient prisonnières d’un temps indifférent à leurs angoisses. Indifférents de même à ce tumulte venteux et torride, était ce couple de sterne en chasse dont j’admirais les plongées sur leurs proies d’une précision diabolique. Et qui s’envolaient paisiblement ensuite, le bec serré sur de minuscules poissons – leurs écailles brillaient comme des diamants. Je songeai en cet instant à ce long et paradoxal regard sur le calme des Dieux qu’évoque Valery, quand une voix enfantine s’est fait entendre derrière moi. Une petite fille tenait par la main sa petite sœur. Du moins, je le crois. Légère et pleine d’assurance elle m’a demandé ce que je faisais là, seul. Rien, lui ai-je répondu. Rien ! Je regarde la mer, le ciel et soleil. J’écoute le vent. Vous n’allez pas vous baigner, l’eau est fraîche, a-t-elle insisté. Peut être ! Elles m’ont vite quitté en souriant pour s’installer un peu plus loin face à mer. J’ai alors vu sur leurs épaules se poser deux colombes.
Picasso Pablo (dit), Ruiz Picasso Pablo (1881-1973). Paris, musée national Picasso – Paris. MP72. Partager :ImprimerE-mailTweetThreadsJ’aime ça :J’aime chargement… […]