Une ordonnance post Covid pour le festival de « Mon corps trésor », le 17 septembre à Moussan.
Illustration : Reproduction de la Vénus de Willendorf.
Moments de vie : « Je ne voyais plus que ses immenses yeux verts… »
Sa.27.8.2022
Moments de vie.
Il était environ 8 heures 30 du matin. J’étais en avance. La pharmacie de la Grand’Rue n’ouvrait en effet qu’à 9 heures. En attendant, je suis allé à la boulangerie d’à côté, déjà très animée. La file d’attente était longue. J’y ai pris calmement ma place tandis que deux vendeuses habiles servaient des clients manifestement pressés. Des femmes d’un âge moyen, surtout ! Vêtues et coiffées « à la va-vite », cabas aux bras. Devant moi, un vieil homme en short et « Marcel ». Petit et tordu, les cheveux gris embrouissaillés, il sentait le linge sale. J’ai demandé un croissant, que j’ai mangé sur la terrasse en bois, devant l’entrée. Un énorme chien-loup aux poils fanés y roupillait. D’instinct, il a mollement ouvert un oeil. Pour le refermer aussitôt. Un couple de jeunes touristes sortis du lit s’est installé à la table voisine. Ils avaient commandé un petit déjeuner complet. Vite avalé. En silence ! La cloche de l’église s’est mise à sonner les premiers coups de 9 heures. Au dernier, trois hommes du lieu ont applaudit la sortie de la jeune employée de la pharmacie armée de son drapeau étendart. Ils riaient ! Je pouvais donc enfin entrer. « Oreilles bouchées, écoulement nasal, maux de tête, bouffées de chaleur… et fièvre, ce matin… Je crains… Covid… » Après quoi, une jeune fille en blouse blanche ma gentiment prié de m’installer sur une chaise, dans un coin de l’officine. La pharmacienne ferait le test, m’a-t-elle annoncé. Grande, longue et fine, cette dernière s’est approchée. Masquée, évidemment. Elle m’a fait quelques chatouillis insistants dans le fond des narines. Je ne voyais plus que ses immenses yeux verts. L’étaient-ils ? Je ne sais plus. C’est en tout cas ces yeux-là que je garde encore à l’esprit. Ils souriaient… « J’espère que ça n’a pas été trop désagréable ? Vous aurez le résultat du test dans quelques minutes. On vous appellera. » Je n’avais pas fait trois pas dans la rue, que je recevais un message SMS : « test Covid positif ». C’était mercredi matin ! Depuis, je vis cloîtré. Le corps en panne. Lourd et fatigué. J’ai de la peine à écrire ces quelques lignes. Lire est tout aussi difficile ! Ces moments sont désespérants. On découvre qu’on a tout oublié – ou presque – des centaines de livres lus et accumulés dans sa bibliothèque. Qu’ils ne sont d’aucun secours ! Seule compte à nos côtés la présence de la personne aimée. On y puise l’énergie nécessaire pour tenir à distance nos angoisses. Ou de prendre son clavier et tenter d’arrêter le temps : quelques instants, une image. Comme les immenses yeux verts d’une inconnue penchée sur mon visage …
Moment de vie : lecture de la « Reine de cœur », d’Akira Mizubayashi.
Me.24.8.2022
Moments de vie. Lecture.
Avec son « Âme brisée », j’entrais, « hier », par le plus grand des hasards, dans l’univers romanesque d’Akira Mizubayashi. Une révélation qui m’a poussé à ouvrir un autre de ses romans : « Reine de coeur ». Pour y retrouver les mêmes qualités de forme et de style qui m’avaient tant séduit lors de ma précédente lecture. Akira Mizubayashi, pour ceux qui ont la chance de ne pas encore le connaître, est un romancier japonais qui écrit directement en français. Une langue qu’il maîtrise parfaitement pour la mettre au service d’une sensibilité et d’une esthétique, disons « japonaise ». Son style est élégant et sa prose simple et précise. Une sobriété de ton et de forme, caractéristique d’une conception de la vie soumise à la fugacité et au hasard ; à l’imprévu, l’aléatoire. En ce sens, on peut dire d’Akira Mizubayashi qu’il est un classique français demeuré « philosophiquement » japonais.
Dans ce roman, l’histoire qu’Akira Mizubayashi nous raconte commence en 1939. Jun Mizukami, jeune altiste, perfectionne alors son art à Paris et vit une belle histoire d’amour avec Anna, une jeune institutrice. Le Japon entrant en guerre, il doit regagner son pays « en proie à la folie belliciste, au désir d’expansion coloniale, à la politique fanatique d’un État militarisé ». Chacun emporte la moitié d’une photo déchirée en deux, formant des vœux que plus tard ils pourront la réunir. De leur dernière nuit ensemble naîtra une fille.
Dans le premier mouvement de ce texte composé comme une symphonie, l’on découvre Jun, en Mandchourie, sommé par son supérieur inculte et fanatisé d’exécuter au sabre, en lui tranchant la tête, un révolté chinois. Des têtes tombent dans des fosses creusées par les futures victimes, tandis qu’à des milliers de kilomètres des bombes pleuvent sur la France où Anna fuit Paris.
Quelques décennies plus tard, une jeune altiste, la petite fille d’Anna, Marie-Mizuné, se voit offrir par un inconnu, à la sortie d’un concert, un livre au titre énigmatique : L’oreille voit, l’œil écoute : « Un roman qui cherche à brosser le portrait d’un musicien résistant broyé par la violence de l’Histoire… Il est enrôlé dans l’armée, il est amené à connaître et même à commettre des atrocités, mais […] il fait tout pour ne pas perdre son âme, au risque de devenir fou… »
Plus elle avance dans sa lecture, plus Mizuné devine l’histoire d’un grand-père qu’elle n’a jamais connu mais qui, comme elle, était altiste avant d’être contraint de troquer son archet contre un sabre. Elle rencontrera, à son initiative, l’auteur de ce roman, un nommé Otto Takosch, un pseudonyme germanique sous lequel se cache en réalité un jeune japonais, Otohiko, qui se révélera être le petit-fils de Jun. De ce hasard miraculeux naîtra une nouvelle histoire d’amour. Les deux moitiés de la photo de leurs grands parents seront dès lors réunies et l’alto de Jun, lui aussi enfin retrouvé et restauré, renaîtra sous les doigts de Mizuné. Signé « Reine » par son luthier japonais, elle en fera sa Reine de cœur…
Comme dans « Âme brisée », la musique imprègne de bout en bout ce roman dont la forme, avec ses cinq mouvements, épouse celle de la huitième symphonie de Chostakovitch. Une symphonie qui exprime avec des moyens propres à la musique toute la violence de la guerre et ses effets ravageurs sur le psychisme humain – Admirables sont les pages qu’Akira Mizubayashi consacre à cette œuvre !
On ne lit pas seulement « Reine de cœur ». On l’écoute. Et on entend alors l’histoire de tous les personnages. La grande aussi. Celle dans laquelle ils « jouent » et risquent leur vie. Chacun, et tour à tour, soliste ou prisonnier des circonstances de l’époque.
La dernière page lue de ce roman envoûtant, je me suis précipité sur ma chaîne Hi Fi pour y insérer le CD de la symphonie concertante de Mozart. J’aime me laisser aller dans ces atmosphères mélancoliques. J’y puise l’énergie nécessaire pour résister à la violence, à la bêtise et à la laideur qui, tous les matins du monde, se présentent à moi ou se font bruyamment entendre. Aussi, le scepticisme doux d’Akira Mizubayashi, la virtuosité de ses compositions, la « beauté plastique » de sa prose et ses variations sur les thèmes de la fidélité, de l’amitié, de la transmission, de la résistance aux nationalismes porteurs de haine et de violences sont un précieux viatique par ces temps lourds et sombres. Lisez-le donc ! Écoutez-le !
On entend avec les yeux et voit avec les oreilles…
Di.22.8.2022
Dans la « Reine de cœur », que je lis en ce moment, Akira Mizubayaschi fait souvent dire à ses principaux personnages qu’ils entendent avec leurs yeux et voient avec leurs oreilles. Ainsi le monde leur apparaît comme une partition musicale sur laquelle s’inscrivent et se font entendre toutes leurs émotions, tous leurs sentiments : des plus tendres jusqu’aux plus cruels… Une expérience qu’il m’est souvent arrivé de vivre. Comme ce soir où j’admirais les derniers éclats du soleil basculant de l’autre côté du massif de la Clape, dans la plaine Narbonnaise. Le ciel offrait un spectacle merveilleux. Le vent d’Ouest rendait l’air plus léger et le silence respirait à son souffle. Au premier plan se détachait un pin somptueux aux ailes cuivrées. Alors j’entendais une voix de baryton déclamer ces vers de Baudelaire :
Sous les ifs noirs qui les abritent,
Les hiboux se tiennent rangés,
Ainsi que des dieux étrangers,
Dardant leur oeil rouge. Ils méditent.
Sans remuer, ils se tiendront
Jusqu’à l’heure mélancolique
Où poussant le soleil oblique,
Les ténèbres s’établiront.
Leur attitude au sage enseigne,
Qu’il faut en ce monde qu’il craigne
Le tumulte et le mouvement.
L’homme ivre d’une ombre qui passe
Porte toujours le châtiment
D’avoir voulu changer de place.
Charles Baudelaire : « Les Hiboux »
Illustration : Les Ayguades au crépuscule