La vie n’est pas celle représentée par la loupe des médias et des réseaux sociaux…
Je.11.5.2023
Moments de vie.
J. est une de mes connaissances. Je le rencontre tous les matins – ou presque ! Et très souvent assis sur le même banc public de la place de l’Hôtel de Ville à l’abri du vent du Nord. Il y « passe le temps », dit-il, et ne sort de son mutisme contemplatif que pour commenter parcimonieusement les prévisions météorologiques et la petite actualité locale, surtout nécrologique. Un état d’esprit habituel que la « crise sociale » et politique ouverte avec la réforme des retraites a cependant profondément transformé. Rajeuni, J. semble en effet avoir retrouvé les accents et la véhémence du jeune militant socialiste zélé qu’il était lorsqu’il exerçait son métier de conseiller à la CPAM de Béziers. Sans pour autant dépasser les frontières du raisonnable que lui commande aujourd’hui une espérance de vie qu’il sait statistiquement et biologiquement bornée. De sorte que son espoir de « changer la vie » fait désormais place à un sentiment confus et bien naturel d’en jouir le plus longtemps et le plus intensément possible. Un désir que ses genoux en très mauvais état contrarient, se plaint-il. Surtout les jours de « marin » qui, comme nul ne l’ignore, ici en tout cas, réveille douloureusement des articulations sévèrement rongées par l’usure du temps ou l’arthrose, notamment. Ce qui sans doute explique aussi sa participation exclusivement assise et bavarde aux mouvements sociaux du moment ; mais qui ne l’a toutefois pas empêché de s’envoler pour les Canaries, en février, et ne l’empêchera pas de se rendre en Suède, cet été, pour se rafraîchir, me disait-il, ce matin encore. Il fait trop chaud, ici : c’est épouvantable ! Je l’écoutais ainsi me vanter les vertus thérapeutiques de ses voyages tout en pensant distraitement à cet article du journal le Monde lu un peu plus tôt au moment du petit déjeuner. Article qui m’avait réjoui tant son titre que son contenu exprimaient, s’agissant des intentions de voyages de nos compatriotes, une désolante incompréhension de leurs envies si peu citoyennes et pour tout dire écologiquement irresponsables. Quoi ! malgré l’inflation et la baisse de leur pouvoir d’achat, les tour-opérateurs faisaient le plein de réservations pour l’Europe du Sud, les Etats-Unis et le Canada avant les vacances d’été ! Et se faisaient les complices vénaux de clients insoucieux de leur catastrophique bilan carbone, qui plus est, soulignait habilement l’autrice en question. Comme si elle découvrait, soudainement chagrine et exaspérée, que les Français n’étaient pas forcément tous en colère, désespérés, angoissés ; sans le sous et sans désir de voyager ; elle-même finalement victime de l’effet de loupe sur la réalité sociale et politique, inconscient, au mieux, ou démagogique, manipulatoire, mais très vendeur, au pire, que son « journal », notamment, et tant d’autres médias ne cessent de présenter à leurs lecteurs ou auditeurs. Midi sonnait quand j’ai quitté J. Je le sais doté d’un solide appétit, aussi lui ai-je recommandé – il est en « surpoids » ! – sur un ton gentiment ironique, d’alléger ses repas pour soulager ses genoux. Qu’ainsi, ils le porteraient plus longtemps et plus loin. Qu’espérer d’autre, en effet !La valeur d’une idée, d’un engagement, d’une vie.
Je.4.5.2023
Altruisme.
Elle s’appelait Jade. Jade Rabier. Elle était jeune et jolie. Elle avait décidé très tôt de donner une partie de sa vie pour sauver celle des autres ; en toutes circonstances, de leur porter secours. Quel qu’en soit le prix ! Son sourire, timide, tendre et volontaire, exprimait comme une évidence de belles qualités de cœur. Du courage et de l’endurance aussi. Elle avait 22 ans. Elle était sapeur-pompier volontaire à Narbonne et a perdu sa vie lors d’un accident en dehors de son service. On pense alors à ses parents, à leur immense tristesse. À ses amis, ainsi qu’à tous ces jeunes et moins jeunes « soldats du feu ». On pense aussi à la futilité, à la bêtise, et à la théâtralisation des « informations » qui circulent souvent sur les réseaux sociaux. On pense encore au spectacle donné par tous ces désespérés mondains, amoureux des grandes et vagues « idées » du moment qui ricanent sur les chaînes de télé et les radios. Et puis on pense surtout à toutes ces jeunes filles et ces jeunes garçons qui n’aspirent qu’à servir ; qu’à servir en prenant tous les risques dans l’anonymat du plus grand nombre et des médias. Je ne connaissais pas Jade, ni ses parents. C’est en consultant le fil d’actualités de Facebook courant sur mon écran que j’ai vu son visage et appris son décès. Il m’a bouleversé. Il m’a bouleversé, comme tout ce qui soudainement nous rappelle la valeur d’une idée, d’un engagement, d’une vie. Et qu’on oublie. Par habitude. Ou indifférence…
En mémoire de Bernard Lapasset.
Conversation avec Laly autour de Pâques et de Pâquettep
Di.9.4.1947
Moments de vie.
Je n’ai pas reçu le baptême. La mémoire familiale concernant ma naissance, du moins celle qui me fut transmise oralement à un âge adulte, fait seulement état d’un ondoiement pratiqué dans la petite chapelle de l’Hôtel Dieu de Narbonne. Comme cela se faisait, paraît-il, systématiquement, dans cet établissement hospitalier où les infirmières portaient encore – en 1947 – des cornettes blanches. J’imagine mal en effet mes parents, et mon père surtout, athée et de tradition communiste, solliciter ce rite pour ma naissance, le 9 avril de cette année-là. Ma mère non plus, d’ailleurs, qui néanmoins se disait vaguement croyante, mais sans église, et qui, pendant longtemps, paradoxalement, m’a reproché, en silence, de n’avoir pas fait baptiser mon fils. On l’aura compris, c’est d’abord dans l’ignorance totale de l’apport « civilisationnel » du christianisme, enfant, et son déni ensuite, adolescent et jeune adulte, que s’est déroulée une grande partie de ma vie. De ma vie disons imaginaire et intellectuelle. Et ce jusqu’à ce que je finisse par comprendre que je ne pouvais pas regarder le monde autour de moi, le monde dans toutes ses dimensions politiques et esthétiques notamment, autrement qu’avec des « lunettes » chrétiennes. Les livres, la musique, les arts en général, l’architecture de nos villes, l’ordonnancement de nos paysages, certaines traditions que j’aimais en témoignaient. Dès lors, la voie s’ouvrait, sans fin, qui m’amène encore aujourd’hui, à toujours vouloir approfondir des connaissances patiemment acquises au fil des ans. Ce désir longtemps refoulé, je le confessais, hier soir à Laly assise à mes côtés, lors du dîner familial, en présence de nos petits et arrières petits enfants. Laly qui, à 17 ans, s’est lancée dans la lecture de la Bible et m’a confié vouloir aller à la cathédrale Saint Just-Saint Pasteur demain matin pour assister à la messe de Pâques. Elle me disait aimer son décorum, les chants, la musique. À ses questions, je répondais en insistant un peu pour lui donner quelques bribes de culture sur cette semaine sainte : son déroulement, son histoire, ses acteurs ; la signification de certaines « images ». Que ce samedi était un jour de grand silence, de recueillement, et pourquoi ; que l’on n’était pas obligé d’avoir la foi ou de faire semblant pour goûter les rites et les symboles chrétiens, notamment ; et que les comprendre donnait de la profondeur et augmentait les plaisirs et les émotions ressentis sous un chef-d’œuvre de l’art gothique comme celui de la cathédrale Saint-Just dans laquelle elle assisterait demain dimanche à la messe. Je n’ai pas revu Laly depuis. Mais je sais qu’avec ses parents, sa sœur et des amis, ils « feront pâquette » lundi autour de « ma cabane » en bord de mer. Avec les miens, c’était dans le massif de la Clape que nous nous installions sous les pins pour y manger la traditionnelle omelette pascale. Une tradition durablement inscrite dans nos mœurs et nos usages. Un jour prochain, je dirai à Laly que c’est à cela, à ces traces aussi, que l’on reconnait ce qui fait et fait vivre une civilisation.
Illustration : Le Greco, Marie-Madeleine pénitente.