De ses yeux à demi clos qui parfois s’ouvraient péniblement sur le monde, il pouvait apercevoir, plus bas, la plage des amandiers… (Fiction 3)

Plage des amandiers. Sainte Rose.

 

Fiction 3.

Le repas de midi concocté par les amis guadeloupéens de Joseph avait été somptueux. Lyse s’était surpassée avec son poulet colombo. Une merveille de simplicité gustative ; et les arômes complexes et subtils du vieux rhum de Michel, pour finir, servi sur la terrasse de leur vaste maison coloniale, excitaient encore ses papilles longtemps après qu’il l’eut dégusté à petites gorgées. Joseph, dans cette ambiance paisible et chaleureuse, goûtait à satiété tous ces plaisirs tropicaux. Le moelleux du matelas de plumes qui couvrait son large fauteuil en osier leur ajoutait un sentiment paradoxal d’irréalité.

De ses yeux à demi clos qui parfois s’ouvraient péniblement sur le monde, il pouvait apercevoir plus bas, la plage des amandiers. Déserte, il la peuplait de souvenirs d’un temps passé sur lequel il ne s’attardait guère. 
Il songeait aussi à Marie restée en Métropole, quand des mains d’homme secouèrent sans ménagement ses épaules. Il émit alors un grognement d’humeur. Il s’était endormi sur son bureau des années 50 en bois, dont le vernis usé jusqu’à la trame justifiait qu’on s’interrogeât sur sa réelle provenance ; sa tête reposait sur ses bras croisés. Il avait retroussé les manches de sa chemise blanche d’une célèbre marque parisienne. Le cadran d’une Omega de collection en or rose, lançait d’éphémères éclats lorsque des mouvements réflexes faisait bouger son poignet gauche.
Les vibrations de son portable, son insupportable bourdonnement le tirèrent enfin de sa torpeur « Quoi, qui ? », bafouillat-il. « Mais qu’est ce que tu fous ? », lui répondit Marie. « Je voyage ! »… « Atterris donc, et vite ! Julien les prend en filature avec sa bagnole perso… Il faut que je trouve cette p… de valise. ils ont dû l’oublier sur le quai. Et… ». La communication avait été coupée. Brutalement. Il n’y prêtat pas attention.
Mais comment faisait-elle pour déployer autant d’énergie, se dit-il. Ne dort-elle jamais ?
La montre de Joseph indiquait 13 heures. Assurément l’heure, à présent, et pour lui, d’avaler un bon litre de café : la nuit du jour le plus court de l’année avait été trop longue – il l’avait passée dans sa voiture de service en compagnie de Marie devant un hôtel « Terminus » assez minable d’aspect, comme tous ses semblables, d’ailleurs.
Vers les quatre heures, Marie avait pris position dans la gare. Joseph, quant à lui, s’était rendu directement à son bureau : une pièce étriquée, surchauffée et mal foutue dans un immeuble vétuste du centre ville. Un dossier « signalé » l’attendait.
Le procureur l’avait placé, en personne, sur les « Maximes et Pensées de Chamfort » : une édition de 1923, trouvée récemment chez son brocanteur du dimanche. L’avait-il fait exprès ? Un cendrier, un cahier à spirales, une boîte en fer emplie de crayons et de stylos, une cafetière ne laissaient de place à rien d’autre sur cette petite table de travail en bois, calée sous une fenêtre sans rideaux ; ses carreaux vitrés, épais, laissaient passer de maigres filets de lumière. Ils paraissaient toujours sales.
Deux chaises, d’une banalité bistrotière, dont la sienne, complétaient le mobilier de cette pièce dans laquelle Joseph brûlait la plus grande part de ce qu’il lui restait à vivre. Aux murs, une copie de la « déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, vilainement encadrée, faisait figure, ironiquement, de décoration.
Il prit connaissance assez vite des fiches contenues dans l’énigmatique classeur cartonné, sans toutefois prendre de notes, mais après avoir parcouru ses fils d’actualités sur les réseaux sociaux. Une habitude ! Composés d’un panel d’universitaires, d’auteurs, de politiques, de journalistes et « d’amis » de diverses catégories sociales, il en tirait toujours une image assez précise – et pathétique – du climat « intellectuel » dans lequel ce pays baignait.
La veille, une marée d’insultes et de violences banlieusarde avait couvert sur « Twitter », la splendide première dauphine de la nouvelle Miss France, April Benayoum. Elle avait « oser dire », sur TF1, que son père était « d’origine israélienne ». Les progressistes racisés et intersectionnels, quant à eux, sur Facebook, détournaient leur conscience éclairée pour s’en prendre, finalement, à cette « élection indubitablement réactionnaire, d’une vulgarité crasse, donnant une image déplorable de la femme etc… etc… » Chacun dans son camp, en quelque sorte. Le même ?
Le sifflement de la cafetière, à cet instant, le fit sortir de ces restes de pensées vaseuses. Il s’y mêlaient, dans le plus grand désordre, quelques miettes de ses misanthropiques réflexions, des morceaux mal agencés d’une navrante actualité et des bouts d’analyses inconscientes concernant les enquêtes criminelles en cours qu’il dirigeait.
Il finissait son dernier bol de café, quand la porte de son bureau s’ouvrit avec fracas…

 

Épisodes précédents : Fiction 1 ; Fiction 2

 

 

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