Marcel Gauchet : « La droite française retrouve le sillon gaulliste ».

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Entretien accordé par Marcel Gauchet et publié dans l’édition « abonnés » de la Matinale du Monde, de ce jour. Version intégrale :

La victoire de François Fillon vous a-t-elle surpris ?

Oui. J’avais remarqué, comme tout le monde, que François Fillon s’était nettement imposé lors des débats télévisés entre les candidats de la primaire, mais je ne pensais pas que l’électorat de droite pouvait se montrer aussi stratège. Il est en général plus fixé dans ses choix. Or, là, il a procédé à grande vitesse et au dernier moment, en fonction de cette offre d’un troisième homme qu’il n’avait pas vraiment perçue, à un calcul de réduction des inconvénients des deux grands favoris : Sarkozy, trop clivant, Juppé, trop consensuel.

Nicolas Sarkozy offrait à la gauche une fenêtre inespérée, en raison du capital d’hostilité qu’il a accumulé. Alain Juppé offrait au Front national un boulevard de premier tour par son irénisme élitaire sur les sujets brûlants pour l’électorat populaire.

Entre ces deux écueils, François Fillon est apparu comme celui qui était le mieux à même de faire barrage à Marine Le Pen dès le premier tour, tout en donnant un visage plus digne et plus rassurant à la rupture libérale attendue depuis si longtemps par le noyau actif de l’électorat de droite. Mais je reste étonné que la cristallisation de cette perception se soit effectuée si vite.

Considérez-vous que François Fillon est un réactionnaire, comme le disent ses adversaires ?

Il faudrait s’entendre une fois pour toutes sur la signification de ce terme de « réactionnaire », devenu grotesque à force de mésusage. Ce n’est plus que l’anathème des gens qui s’estiment du côté du bien face à ceux qui pourraient troubler leur digestion. Dans le cas de François Fillon, il ne veut manifestement rien dire.

En François Fillon, la droite française retrouve le sillon gaulliste, dans une version actualisée, avec son mélange de modernisme et d’ancrage traditionnel. L’ère néolibérale, depuis les années 1980, avait disqualifié la synthèse gaulliste, tant sous son aspect dirigiste en économie que sous son aspect autoritaire dans la vie sociale. L’essoufflement, si ce n’est la crise de la vision néolibérale, redonne sa chance à la recherche d’une nouvelle combinaison entre modernisme économique et conservatisme politique.

Les recettes libérales ont remplacé l’économie administrée et l’individualisation a définitivement éliminé un certain style de commandement, mais elle n’a pas fait disparaître le besoin de sécurité, elle l’a renforcé au contraire. C’est cette nouvelle variante du conservatisme libéral qui me semble assurer le franc succès de François Fillon.

Mais François Fillon est-il fidèle au gaullisme, qui fut aussi social et étatiste ?

Le gaullisme n’est pas une doctrine, mais une inspiration. On pourrait la définir : un pragmatisme au service du patriotisme, dans sa double dimension de priorité de l’intérêt national et d’autorité de l’Etat qui en est l’instrument.

Les temps ont beaucoup changé depuis la mort du général de Gaulle, en 1970. Le pragmatisme commande de s’adapter à cette nouvelle donne. On prend l’économie telle qu’elle est. Mais ce qui est frappant dans le discours de Fillon, c’est la subordination de la technique économique à un dessein politique. C’est le « redressement du pays » qui commande de s’en remettre aux recettes libérales.

D’où le volontarisme avec lequel leur application est envisagée. Sur le plan diplomatique, cela se traduit par le retour à la realpolitik des intérêts nationaux, contre l’idéalisme des interventions au nom des droits de l’homme. En somme, sur le plan de la politique étrangère, François Fillon est un Hubert Védrine de droite. La continuité dans l’inspiration gaullienne au milieu de la différence des situations me semble assez nette.

Pourquoi est-ce cette droite – notamment portée par La Manif pour tous et les essais sur le déclin français – qui est victorieuse intellectuellement et politiquement aujourd’hui ? Est-elle devenue hégémonique ?

Sur le fond, la victoire idéologique de la droite vient de loin. Elle remonte à plus de trente ans. Elle se résume dans la déroute et l’abandon des solutions collectivistes : les privatisations à la place des nationalisations. La gauche a dû se résigner à adopter la vision libérale du fonctionnement de l’économie.

Mais la victoire idéologique ne donne pas ipso facto les clefs du pouvoir politique. Battue idéologiquement, la gauche a très bien résisté politiquement. Elle a trouvé une place dans le cadre libéral en se faisant la championne des droits individuels et de leur traduction sous forme de droits sociaux. Aujourd’hui, elle est rattrapée par l’épuisement de ce cadre, qui affecte aussi bien la droite libérale classique. La montée des fameux « populismes » en est le symptôme massif.

La force de la proposition de François Fillon est de s’écarter de ce cadre conventionnel en remettant le politique au centre, en même temps qu’en faisant appel à un traditionalisme modéré en matière de vision de la société. Mais l’équilibre de cette combinaison est fort loin d’être trouvé. Souvenons-nous de l’épisode gaulliste, justement : dans sa version d’alors, la combinaison de modernisme économique et de traditionalisme social avait fini par craquer.

Je ne crois absolument pas à la vocation hégémonique de cette synthèse. Elle est fragile intérieurement et vulnérable extérieurement. Elle peut tout au plus bénéficier d’un avantage relatif et momentané dans la mesure où elle est en phase avec une conjoncture de la société française.

Pourquoi le discours sur le religieux a-t-il envahi la politique aujourd’hui ?

La réponse n’est pas difficile : à cause de l’islam et des divisions sur l’attitude à adopter à son égard. Vient s’y ajouter maintenant un contrecoup identitaire catholique qui n’était pas non plus très difficile à prévoir. Dans la foulée, les pro-islam à gauche sont trop contents d’avoir un autre « intégrisme » à dénoncer. Mais n’exagérons pas les proportions du phénomène.

Quels sont les ressorts de ce renouveau du conservatisme ou de ce populisme nationaliste à l’œuvre aujourd’hui ?

Fondamentalement, le conservatisme nouvelle manière qui est en train de se chercher un peu partout procède de la frustration proprement politique que suscite le règne néolibéral, dans ses deux visages, de droite et de gauche. Tout à sa préoccupation de l’efficacité économique, à droite, et des droits individuels, à gauche, il laisse sans réponse des questions que la globalisation et ses effets de diverses natures rendent de plus en plus pressantes, en particulier dans les milieux populaires.

La fracture qui se creuse entre ceux qui tirent profit de l’ouverture sur le monde et ceux pour lesquels elle signifie ou chômage ou appauvrissement et environnement social dégradé ranime l’aspiration à la cohésion nationale. Les bénéfices de la concurrence sont une chose, les nécessités de la protection, à tous les niveaux, militaire, policière ou sociale, en sont une autre. Loin de se dissoudre dans le bain global, le besoin d’appartenance en sort exacerbé.

La gouvernance ne remplace pas le gouvernement. La société de marché éloigne de l’impératif primordial de se gouverner. La dépossession démocratique que provoque la soumission à des normes ou à des mécanismes définis de l’extérieur réveille la nostalgie de la souveraineté. Croire que les individus en réseau vont se substituer au collectif, c’est une vue de l’esprit.

Et il faudrait encore parler, parmi bien d’autres choses, de la profonde insécurité qu’engendre la liberté personnelle quand on n’a pas vraiment les moyens de l’assumer. C’est l’ensemble de ces facteurs qui se conjuguent dans la formation de cette nébuleuse conservatrice qui est loin d’avoir trouvé ses contours. La notion confuse de « populisme » en rend très mal compte.

Emmanuel Macron dit que la véritable opposition est celle entre progressistes et conservateurs. Partagez-vous cette analyse ?

Nous avons connu, au XIXe siècle, le « parti de l’ordre » et le « parti du mouvement ». Ce genre d’oppositions sont commodes, pas entièrement fausses, mais d’un simplisme qui les rend inopérantes, au-delà du slogan électoral. Dans l’analyse d’Emmanuel Macron, il y a des conservateurs à gauche comme il y en a à droite, il y a des progressistes à droite comme il y en a à gauche. Donc le clivage classique entre les deux camps est dépassé.

Sauf que les « conservateurs » en question ne se soucient pas de conserver les mêmes choses à droite et à gauche et que ce n’est pas du même progrès qu’il est question à droite et à gauche, même s’il existe des zones de recouvrement. La défense des « acquis sociaux » n’a pas grand-chose à voir avec la défense de la famille traditionnelle et la levée des entraves à la concurrence n’est pas forcément le premier souci de ceux qui visent à approfondir la participation démocratique.

Ce qui rend la situation actuelle si compliquée, c’est qu’il y a des conservations, ou plutôt même des sauvetages, qui ressemblent à des progrès et, en revanche, dans l’autre sens, de supposés progrès qui relèvent manifestement d’un « bougisme » stérile, quand il n’est pas toxique. Emmanuel Macron devra affiner son analyse s’il veut être pris au sérieux.

Puisque, selon vous, la cohésion idéologique est plus forte à gauche, malgré les dissensions aiguës en son sein, la gauche aurait-elle encore une chance de l’emporter en 2017 ?

Mais on ne gagne pas une élection seulement avec de la cohésion idéologique, surtout quand celle-ci n’est pas comprise par des acteurs qui se déchirent à qui mieux mieux ! Il y faut des personnalités capables de susciter l’adhésion, un langage qui paraît en prise sur les problèmes qui tracassent les citoyens et des perspectives d’action convaincantes. Or, la gauche, en son état actuel, n’a rien de tout cela sous la main. Elle est divisée, sans candidat fédérateur et sans projet de société mobilisateur. Ses chances sont très faibles ; ses plus chauds partisans ne l’ignorent d’ailleurs pas.

Avec le règne néolibéral, « la droite est amenée à se gauchiser et la gauche à se droitiser », écrivez-vous dans Le Débat. Avec le reflux de son idéologie – même Christine Lagarde propose aujourd’hui de se tourner vers l’économie sociale –, les deux camps peuvent-ils sortir du confusionnisme ?

Le genre de transition qui se dessine demande du temps. La clarification n’est pas pour demain. Il y a lieu de craindre que la gauche, après sa probable défaite, ne s’en remette au confort d’une opposition radicale, en pariant sur l’échec du camp d’en face, plutôt que de se pencher sur les incertitudes de sa doctrine.

Quant à François Fillon, s’il l’emporte, il aura à gérer une alliance des contraires. Imposer le libéralisme est par nature une tâche difficile, puisqu’il est foncièrement hostile au volontarisme. Prendre le risque d’affaiblir l’Etat quand on compte sur son autorité n’est pas chose simple. Il lui faudra beaucoup de talent et de chance pour parvenir à envelopper ces tensions dans l’intérêt supérieur du pays. Pour lui, les difficultés commencent. Ce qui est relativement rassurant, c’est qu’il en a l’air conscient.

 

Marcel Gauchet est philosophe et historien, responsable de la rédaction du Débat dans lequel il publie « Droite et gauche en redéfinition », n° 192, novembre-décembre 2016, Marcel Gauchet analyse les ressorts du vote « stratégique » de l’électorat de droite pour François Fillon et les ressorts du renouveau du conservatisme. Auteur de Comprendre le malheur français (Stock, 2016), il publiera en janvier 2017, aux éditions Gallimard, L’Avènement de la démocratie, IV : Le nouveau monde.

 
 

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Commentaires (1)

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    GARRIC

    |

    J’ai le plus grand respect pour Mr Gauchet mais le premier paragraphe me gêne quand même terriblement. Je m’explique; tout le monde s’est trompé sur le « phénomène Fillon » et, une fois le résultat connu, refaire le match en faisant semblant de ne pas connaitre le résultat me parait un jeu intellectuellement un peu facile (je n’ose pas dire malhonnête).

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