C’est le jour où l’on pense à son père. Il avait 23 ans, ici. Il tient la main de son fils ; qui s’émeut aujourd’hui de cette ressemblance, l’âge avançant. Il avait, ce que j’ai longtemps ignoré, cette classe naturelle qui défit codes sociaux et manières « bourgeoises ». Il existe une expression en espagnol pour en parler et la reconnaître : Que altura hombre ! Si ! que altura !
Il est 5 h 30 du matin. Les fenêtres de ma chambre sont grandes ouvertes. Un air frais agite mollement les rideaux. Adossé à mon oreiller habituel, je lis sur ma Kindle « Bon qu’à ça », d’André Blanchard. La pénombre est douce et le silence presque parfait – la ville s’éveille à peine. Je surligne et m’arrête quelques instants sur ce passage :
« Il y a dix ans, je regardais cette jeunesse – mes condisciples – traîner la nuit dans les bars, et se plaire à donner le spectacle de blasés avant l’heure, d’as de la perdition, de casse-cou du néant. Bref, on aurait juré que l’année ne passerait pas sans que la plupart finissent au bout d’une corde. Mais je connaissais mes lascars, il me semblait bien qu’avec le temps et un soupçon de bonne volonté, ils se caseraient – et dans le confort : ce qui s’avéra. Je me rappelle avoir songé : ah ! les bougres ! encore un peu et ils persuaderaient que… les gens désespérés sont les gens les plus faux. »
Rien n’a changé, me disais-je. Avec un bémol, cependant. Si je puis dire ! Les acteurs sont plus nombreux et le spectacle quotidien. À les entendre, en effet, nous finirons tous grillés ou noyés ! Une invitation au suicide. Ou à la fuite. Dans la folie ! Une promesse de fin du monde, et trop désespérée elle aussi – comme eux – pour ne pas être fausse.
J’en étais là de mes réflexions quand un message s’est affiché sur l’écran de ma liseuse. Je devais l’arrêter et recharger sa batterie. Ce que je fis. Pour entreprendre aussitôt la lecture en format papier de trois ou quatre nouvelles de Carver. En commençant par « Obèse ». Cinq pages dans « Tais-toi, je t’en prie » (L’Olivier). Livre que j’ai toujours à portée de mains dans ma tablette de nuit.
Cette nouvelle, je l’ai lue une dizaine de fois. Et toujours avec la même admiration pour son auteur. Quelques mots, quelques virgules et le quotidien, le banal prennent une dimension vertigineuse. On attend toujours la catastrophe. On la pressent et pourtant elle n’arrive pas. Ou, plus exactement : la catastrophe, c’est la vie même :
« C’est marrant, ton histoire, dit Rita, mais je ne sais pas trop quoi en penser. Je me sens abattue, mais je ne lui en parlerai pas. Je ne lui en ai déjà que trop dit. Elle est assise là et elle attend, en se tapotant les cheveux du bout des doigts. Elle attend quoi ? Ça, je voudrais bien le savoir. »
Blanchard André. « Bon qu’à ça » au Dilettante, 2023.
Je l’ai vu s’avancer dans ma direction d’un pas lent et lourd sur la petite voie qui dessert les habitations légères situées en bordure de la plage. Il en revenait et tenait à bout de bras son sempiternel fauteuil en toile d’une couleur indéfinie, rongé par le sel et défoncé par l’inertie d’un corps plein, épais et puissant. Il portait une chemise à manches courtes bleue largement ouverte sur un torse volumineux et gras, qui montrait une bedaine imposante, gonflée et tendue. Elle semblait superbement le précéder. Et grossir au fur et à mesure qu’il progressait.
Mercredi après-midi, je tenais dans mes bras mon arrière-petite-fille, Romy. Six mois déjà ! J’allais d’un arbre à l’autre sur la promenade des Barques. Je prenais sa main et la faisais glisser sur le tronc des platanes ; lui montrait les fourmis qui se cachaient sous leurs écorces. Au pied d’un banc public, des pigeons s’ébattaient et se disputaient un morceau de pain. Elle ne les quittait pas des yeux. Elle me semblait fascinée par cette agitation. Des femmes, surtout, ralentissaient à notre approche.