Contre-Regards

par Michel SANTO

Quelques notes seulement!

 

 

 

 

Pendant deux jours, ces mardi 10 et mercredi 11 août, Narbonne est revenue 66 ans après sur la Libération.Les nombreux touristes allemands présents dans la région ont du apprécier. Mais bon, il paraît qu’il « faut témoigner », même au risque du divertissement un tantinet vulgaire. C’est ainsi qu’on a donc vu défiler, dans les rues de ma ville occupée par l’habituelle cohue estivalière, quinze véhicules militaires, un char Sherman, des figurants déguisés en résistants, militaires américains, chauffeurs anonymes de tractions et, oh ! surprise, un curieux personnage en habit paysan conduisant un troupeau d’oies ! Que j’ai vu sursauter et se raidir au son de cuivres « jazz-bands »  lancés dans une « marseillaise » dansante. Tout un symbole !

Dans la plaquette de présentation de cette « Mémoires d’antan », Jean-François Delattre,le metteur en scène, pour la Ville, formait le vœu, dans la pompe si caractéristique de nos « animateurs culturels » : «Que cette manifestation enchante les transports de l’esprit et du souvenir, car l’oubli rend l’émotion vaine». J’ignore ce que sont «  les transports de l’esprit », le mien en tout cas, d’esprit, peut être un peu trop sensible au style, persiste à douter du pouvoir enchanteur de notre hymne national et de petits drapeaux franco-américain brandis par des touristes déprimés au passage d’une armée d’opérette, fut elle de libération. Le pouvoir évocateur du « Big bang » de ce soir, que j’entends de ma terrasse, le regard dans les étoiles et la pensée tournée vers le souvenir d’un grand père « revenant » à Narbonne, mort-vivant, de l’enfer d’un camp, aurait suffit à me transporter dans le temps incertain et joyeux de l’immédiat après guerre.Il suffit de si peu pour que naisse de la mémoire d’antan le souvenir d’un être cher. Quelques notes seulement !

Lecture d’Anatole France (3) :  » Des Trublions qui nasquirent en la Republicque « 

 

 

 

J’arrive aux termes de ma lecture « d’Histoire contemporaine ». Monsieur Bergeret est à Paris. Muté à la Sorbonne. Il vient d’emménager avec sa sœur, sa fille et son chien Riquet. Et ce jour là, il reçoit  dans son cabinet de travail, M. Goubin, son élève préféré. Voici ce qu’on peut lire,pages 638 et 639 de mon édition de 1948,  

 

« — J’ai découvert, aujourd’hui, dit-il, dans la bibliothèque d’un ami, un petit livre rare et peut-être unique…C’est un petit in-douze, intitulé : Les charactères et pourtraictures tracés d’après les modelles anticques. J’ai pris plaisir à lire son ouvrage, et j’en ai copié un chapitre fort curieux. Voulez-vous l’entendre ?

 

— Bien volontiers, répondit M. Goubin. M. Bergeret prit un papier sur sa table et lut ce titre :

 

Des Trublions qui nasquirent en la Republicque.

 

… Et, comme est véritable que de tout temps les fols, plus nombreux que les saiges, marchent au bruit des vaines cymbales, les gens de petit sçavoir et entendement (de ceulx-là il s’en treuve beaucoup tant par-mi  les pauvres que par-mi les riches) feirent lors compagnie aux Trublions et avec eux trublionnèrent. Et ce fust un tintamarre horrifique dans la cité, tant que la saige pucelle Minerve assise en son temple, pour n’être point tympanisée par tels traineurs de casseroles et papegays en fureur, se bouscha les aureilles avecque la cire que luy avoient apportée en offrande ses bien amées abeilles de l’Hymette, donnant ainsi à entendre à ses fidelles, doctes hommes, philosophes et bons législateurs de la cité, que estoit peine perdue d’entrer en sçavante dispute et docte combat d’esprits avec ces Trublions trublionnans et tintinnabulans. Et aulcuns dans l’Estat, non des moindres, abasourdis de ce garbouil, cuidoient que ces fols fussent au point de bouleverser la republicque et mettre la noble et insigne cité cul par-dessus teste, ce qui eust été bien lamentable aventure. Mais un jour vint que les Trublions crevèrent pour ce qu’ils estoient pleins de vent. »  

 

M. Bergeret posa le feuillet sur sa table. Il avait terminé sa lecture.

 

— Ces vieux livres, dit-il, amusent et divertissent l’esprit. Ils nous font oublier le temps présent.

 

    En effet, dit M. Goubin. »

 

En effet, me disais-je, ils donnent de la couleur au temps présent…

 

Tout meurt,même la corrida…

 

 

 

 

 

Les députés du parlement régional de Catalogne (nord-est de l’Espagne) ont approuvé le 28 juillet l’interdiction des corridas. Que des considérations politiques tenant à la volonté des catalans espagnols de se différencier, dans tous les domaines, de Madrid et de l’Espagne, en soient à l’origine est incontestable. Mais, refuser d’y voir aussi la prise en compte de valeurs plus sensibles à la protection de toutes les espèces animales et aux rejets de toute forme de violences « gratuites » à leur égard, c’est se voiler la face sur un mouvement éthique et sociétal qui se répand partout, notamment en Europe. Je le pense et l’écrit d’autant plus aisément que, conscient de la contradiction entre la dimension morale et « esthétique » dans laquelle j’ai vécu ma passion pour la taureaumachie pendant de nombreuses années, je n’ai jamais cessé de le dire à mes amis, comme moi, aficionados ou directeurs d’arènes. Car plus le temps ira, plus la corrida avec picadors et mise à mort, apparaîtra aux nouvelles générations comme un spectacle archaïque, désuet et gratuitement cruel. Reste la question de savoir si, sans ces deux moments de la pique et de la mise à mort, la corrida peut survivre à ces évolutions. Je ne le crois pas, sauf à « produire » un nouveau type de « toros », qui n’aurait plus rien de « bravos », pour un divertissement de genre « estival ». Ne nous resterait alors que le souvenir d’une véronique de Curro Romero dans les arènes de Séville ou la dernière et magistrale prestation de José Tomas à la « Monumental » de Barcelone

Lecture d’Anatole France (2).Une rencontre!

  Une rencontre

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Toujours dans la lecture d’Anatole France et de son Histoire universelle, page 343 et suivantes, dans ma version papier: extrait ( que l’on peut lire aussi, pages 316 et suivantes dans l’édition numérisée, chez Gallica ) :

 

 « — Monsieur Bergeret, dit l’archiviste, voulez-vous écouter un bon conseil ? Vous êtes républicain ; ne tirez pas sur vos amis. Si nous n’y prenons garde, nous retomberons sous le gouvernement des curés. La réaction fait des progrès effrayants. Les blancs sont toujours les blancs ; les bleus sont toujours les bleus, comme disait Napoléon. Vous êtes un bleu, monsieur Bergeret. Le parti clérical ne vous pardonne pas d’avoir appelé Jeanne d’Arc une mascotte. (Moi-même j’ai grand’peine à vous en excuser, car Jeanne d’Arc et Danton sont mes deux idoles.) Vous êtes libre-penseur. Défendez avec nous la société civile ! Unissons-nous ! La concentration nous donnera seule la force de vaincre. Il y a un intérêt supérieur à combattre le cléricalisme.

— Je vois surtout à cela un intérêt de parti, répondit M. Bergeret. Et, s’il me fallait mettre d’un parti, c’est dans le vôtre forcément que je me rangerais, puisque c’est le seul que je pourrais servir sans trop d’hypocrisie. Mais, par bonheur, je n’en suis pas réduit à cette extrémité, et ne suis nullement tenté de me rogner l’esprit pour entrer dans un compartiment politique. À vrai dire, je demeure indifférent à vos disputes, parce que j’en sens l’inanité. Ce qui vous distingue des cléricaux est assez peu de chose au fond. Ils vous succéderaient au pouvoir que la condition des personnes n’en serait pas changée. Et c’est la condition des personnes qui seule importe dans l’État. Les opinions ne sont que des jeux de mots. Vous n’êtes séparés des cléricaux que par des opinions. Vous n’avez pas une morale à opposer à leur morale, pour cette raison qu’il ne coexiste point en France d’un côté une morale religieuse et de l’autre côté une morale civile. Ceux qui voient les choses de la sorte sont trompés par les apparences. Je vais vous le faire entendre en peu de mots. »

 

Remplacez donc  curés et cléricalisme par droite (s) et libéralisme, et complétez le tout par cette remarque de Milan Kundera dans « Une rencontre » :

 

« Dans notre temps, on a appris à soumettre l’amitié à ce qu’on appelle les convictions. Et même avec la fierté d’une rectitude morale. Il faut en effet une grande maturité pour comprendre que l’opinion que nous défendons n’est que notre hypothèse préférée, nécessairement imparfaite, probablement transitoire, que seuls les très-bornés peuvent faire passer pour une certitude ou une vérité. Contrairement à la puérile fidélité à une conviction, la fidélité à un ami est une vertu, peut-être la seule, la dernière. »

 

Que rajouter ?

 

 

Lecture d’Anatole France.

Anatole France - Histoire contemporaine. L'Orme du Mail, le Mannequin d'osier, L'Anneau d'améthyste, Monsieur Bergeret à Paris

 

 

 

 

 J’ai déniché, la semaine dernière, chez mon bouquiniste, l’édition du 28.12.1948, chez Calmann-Lévy, en parfait état, d’ «  Histoire contemporaine », d’Anatole France. Depuis, passant outre le jugement commun et celui d’Aragon sur l’auteur de cette tétralogie satirique de la société française sous la Troisième république : «  Exécrable histrion de l’esprit. Je tiens tout admirateur d’Anatole France pour un être dégradé. », je suis, avec délectation, les heurs et malheurs conjugaux et professionnels de M. Bergeret, professeur de lettres anciennes, esprit sceptique et doux. Hier au soir, par exemple, je me suis endormi, le sourire aux lèvres sur les pages 299-303. Extraits :

 

« Le journal, en effet, portait en manchette l’annonce d’un de ces incidents communs dans notre vie parlementaire, depuis le mémorable triomphe des institutions démocratiques. Les Saisons alternées et les Heures enlacées avaient ramené en ce printemps, avec une exactitude astronomique, la période des scandales. Plusieurs députés avaient été poursuivis dans ce mois. Et la feuille déployée par M. Bergeret portait en lettres grasses cette mention : « Un sénateur à Mazas. Arrestation de M. Laprat-Teulet. » Bien que le fait en lui-même n’eût rien d’étrange et révélât seulement le jeu régulier des institutions, M. Bergeret jugea qu’il y aurait peut-être quelque affectation d’insolence à l’afficher ainsi sur un banc du Mail, à l’ombre de ces ormes sous lesquels l’honorable M. Laprat-Teulet avait joui tant de fois des honneurs que les démocraties savent accorder aux meilleurs citoyens. C’est là, sur ce Mail, que dans une tribune de velours grenat, sous des trophées de drapeaux, M. Laprat-Teulet, siégeant à la droite de M. le président de la République, avait, aux grandes fêtes régionales ou nationales, aux inaugurations diverses et solennelles, prononcé ces paroles si propres à exalter les bienfaits du régime, en recommandant toutefois la patience aux masses laborieuses et dévouées. Laprat-Teulet, républicain de la première heure, était depuis vingt-cinq ans le chef puissant et vénéré de l’opportunisme dans le département. Blanchi par l’âge et les travaux parlementaires, il se dressait dans sa ville natale comme un chêne orné de bandelettes tricolores. Il avait enrichi ses amis et ruiné ses ennemis. Il était publiquement honoré.Il était auguste et doux. Il parlait aux petits enfants de sa pauvreté, chaque année, dans les distributions de prix. Et il pouvait se dire pauvre sans se faire de tort, car personne ne le croyait, et l’on ne pouvait douter qu’il ne fût très riche ….Sage, jaloux de ne pas fatiguer la fortune, modéré, ce grand aïeul de la démocratie laborieuse et intelligente avait depuis dix ans, au premier souffle de l’orage, renoncé aux grandes affaires ; il avait quitté même le Palais-Bourbon et s’était retiré au Luxembourg, dans ce grand conseil des communes de France où l’on appréciait sa sagesse et son dévouement à la République. Il y était puissant et caché. Il ne parlait qu’au sein des commissions. … Ni l’honorable M. Laprat-Teulet, ni son juge d’instruction, ni son avocat, ni M. le procureur de la République, ni M. le garde des sceaux lui-même n’avait prévu, n’avait compris la cause de ces déclenchements subits et partiels de la machine gouvernementale, ces catastrophes burlesques comme un écroulement d’estrade foraine et terribles comme un effet de ce que l’orateur appelait la justice immanente, qui par moments culbutaient de leur siège les plus vénérés législateurs des deux Chambres. Et M. Laprat-Teulet en concevait un étonnement mélancolique…. »

 

C’est fin, élégant, subtil et ironique. Le style est l’homme même, en effet, et le sien suffit à définir la petitesse de nos histrions contemporains gangrénés par l’exécrable esprit journalistique…

Articles récents