Chacun de nous est plusieurs à soi tout seul, … est une prolifération de soi-même…

       

Lu.16.1.2023

« Chacun de nous est plusieurs à soi tout seul, est nombreux, est une prolifération de soi-même (…) Il y a des gens d’espèces bien différentes dans la vaste colonie de notre être, qui pensent et sentent différemment. » Une notation de Fernando Pessoa dans son Livre de l’intranquillité, fort connue et très souvent paraphrasée par nombre d’auteurs après lui. La relisant, je songeais que la cohabitation de ces gens d’espèces différentes en nous est souvent difficile, éprouvante. Tendue, inquiète. Ennuyeuse. La violence aussi parfois s’y glisse. Puis s’estompe, se calme, reflue. Rares sont les moments de paix. Il suffit pourtant de peu de choses. Comme ce matin ce morceau de ciel rouge effrangé au-dessus de la Clape. Il trouait d’épais nuages noirs. C’était beau. Évident. Tous l’admettaient.

 

Illustration : Fernando Pessoa vu par Anna Bak-Kvapil

       

Moment de vie dans une petite et belle librairie de centre-ville.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Me.28.12.2022
 
Moment de vie dans une petite librairie.
 
Il était 11 h 30 quand je suis entré dans la petite librairie « Libellis », rue Droite. Une dame capuchonnée y tenait des propos vifs et hachés à la jeune femme qui enregistrait les six ou sept livres de poche de Robert Ludlum posés sur son « plateau de service ». De cette dame capuchonnée, je ne pouvais voir le visage. Et tout dans son apparence était vague et confus. Seule sa voix m’indiquait, peut-être à tort, son supposé genre. Pour tout le reste, un vêtement de pluie informe d’une couleur indéfinie la couvrait des épaules jusqu’aux genoux, veste que prolongeait jusqu’à des chaussures scratchs ouvertes sur des pieds nus, un pantalon de randonnée évasif, mollasson. Dans sa main gauche, un grand sac de course en plastique noir, disons plutôt noirâtre, bougeait au diapason de sa voix forte, saccadée, électrique. La jeune libraire, qu’elle tutoyait, restait cependant impassible sous l’avalanche des propos absurdes qui lui tombaient dessus. Elle lui disait « que la France, non ! le Français est psychologiquement malade… qu’elle ne sait pas où aller… que c’est partout pareil de toute façon… qu’on ne comprend plus rien… Y’a que les livres… et encore… que Robert Ludlum a tout dit, vu et prédit… qu’elle l’a d’ailleurs conseillé à son banquier… ». J’ai fini par perdre patience et l’ai exprimé par quelques soupirs suffisamment appuyés pour me faire entendre. « On s’impatiente derrière moi ? » Ce que j’ai immédiatement confirmé. Tout haut. Mais pour rien. Car d’autres commentaires ont encore fusé sur notamment le génie de Robert Ludlum. Qui m’exaspéraient. Jusqu’à ce qu’elle se décide à régler ses achats, pour s’avancer ensuite vers la sortie, marquer un temps d’arrêt sur le pas de la porte et en profiter pour me regarder gaillardement droit dans les yeux. Ses traits durs et l’extrême pâleur de son visage révélèrent alors un puissant sentiment de colère. À cet instant, j’étais pour elle l’incarnation de la France et du Français psychologiquement malade. Ignorant de surcroît les Lumières de Robert Ludlum. Et les siennes… Le temps d’une petite respiration, j’ai pu enfin commander le livre de Fleur Jaeggy : « Je suis le frère de XX. » Comme souvent, c’est deux, trois phrases lues au hasard d’un texte de critique littéraire que l’envie soudain me prend d’en connaître un peu plus sur l’auteur cité. Ce matin, sur le coup de 9 heures, j’étais tombé sur celles-ci, sur la page Facebook de Jean-Louis Kuffer :
« Il neigeait. On aurait dit depuis des années. Dans un village désolé du Brandebourg, un enfant crie avec un mégaphone un sermon de Noël ». Il n’en fallait pas plus pour que je me précipite vers la petite librairie « Libellis » de la rue Droite. À deux pas de chez moi. Il était 11 h 30 quand j’y suis entré…
 
 
 
 
 
 

Une page d’André Gide prise, au hasard, dans son journal…

       

Sa.3.11.2022

Une page au hasard*.

« 16 janvier 1943. Je me penche jusqu’à six fois par jour sur la radio, avec cette enfantine illusion que l’excès de mon attention va pouvoir faire avancer les événements. C’est ainsi que Valery, les première fois qu’il voyageait un chemin de fer, poussait de toutes ses forces la paroi d’avant du wagon, pensant par cet effort, me racontait-il concourir à celui de la locomotive et accélérer la marche du train. »

André Gide. Journal. Une anthologie. Folio. Page 421

*C’est une habitude matinale  ! Après un premier café, je prends au hasard un livre dans ma bibliothèque ou sur mon bureau, ou ailleurs, et lis une page prise, elle aussi, au hasard…

 

Mémoires d’hippocampes…

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Ve.2.11.2022
 
Lecture. Mémoires…
 
J’ai plongé, ces deux derniers jours, dans les profondeurs de nos cerveaux en compagnie de Lionel Naccache*. Une exploration passionnante. C’est ainsi que j’ai trouvé dans celles de nos lobes temporaux deux hippocampes – deux petites régions dont la forme épousent fidèlement celle du petit cheval de mer. Deux hippocampes donc où s’activent les neurones indispensables à la création de souvenirs conscients et nous orientent dans l’espace. Le plus extraordinaire est que cette mémoire des lieux sous-tend celle des scènes que nous avons vécues. Mieux, la nuit, quand nous sommes plongés dans les profondeurs du sommeil, nos GPS se rallument et se mettent à jouer en accéléré les trajectoires de la journée passée. Et des centaines de fois. Un « replay » nocturne qui nous permet de consolider les souvenirs des épisodes que nous avons vécus dans la journée. Au passage, Lionel Naccache nous rappelle que Cicéron déjà avait remarqué qu’une excellente façon d’apprendre par cœur une longue tirade consistait à imaginer une promenade dans un lieu familier (une maison, par exemple) et à déposer chaque fragment du texte en question à une étape de cette navigation mentale (de la cave au grenier…) Une méthode toujours en usage parait-il : « la méthode des palais de mémoire ». Il convient de noter aussi que cette découverte du rôle de nos « deux petits chevaux de mer », par John O’Keef et le couple Moser, a été récompensée par le prix Nobel 2014 et, chose étonnante (n’est-ce pas), Patrick Modiano, écrivain de la mémoire, s’il en est, a reçu celui de littérature la même année.
Enfin, il ne faudrait oublier que la mémoire ne se limite pas aux seuls épisodes de notre vie. Nous sommes en effet dotés d’une douzaine de systèmes de mémoire, chacun reposant sur un système cérébral différent. Enfin ! le plus important, peut-être, pour terminer. Il ne faut jamais oublier aussi que, quand on se souvient, on se souvient toujours au présent. On ne se souvient jamais de la même façon suivant le présent dans lequel on est. Il n’y a pas de souvenir objectif !
 
*Lionel Naccache et Karine Naccache : « Parlez-vous cerveau ? » Odile Jacob 2018
 
 
 

Moments de vie : Un homme seul à sa fenêtre…

 
 
Lu.28.11.2022
 
Moments de vie.
 
C’est la pluie qui m’a réveillé. Je me suis levé. La pendule murale de la cuisine affichait cinq heures. J’ai mis en marche la cafetière et attendu que ma dose « passe », debout devant une fenêtre. Toujours la même. La pluie tombait d’une manière régulière. Ni trop forte, ni trop faible. Une perfection de pluie. Personne dans les rues. Il était encore trop tôt pour leur nettoyage. Des flaques de lumière jaunasses brillaient sur les trottoirs et des arbres encore verts, agités par « un petit vent du Nord », quelques feuilles tombaient, elles aussi. Une fenêtre s’est allumée dans l’immeuble voisin. Derrière je savais un homme seul. Il attend chaque matin son infirmière. J’imaginais ses gestes, ses déplacements. Peut-être était-il assis dans son fauteuil, plongé dans de vagues et brumeuses pensées. Le jour, nous échangeons quelques mots sans importance. Il est âgé et fatigué. Il marche d’un pas lourd et s’arrête souvent à la terrasse d’un café voisin. Je l’ai quitté pour aller dans le salon prendre un livre dans ma bibliothèque. C’est une habitude. Je lis deux ou trois pages, prises au hasard, tout en buvant ma première tasse de café. « La femme et l’enfant attendaient dans la gare en cul-de-sac de la petite ville. Après l’entrée du train en gare, le père, un vieil homme avec des lunettes, fit des signes derrière une fenêtre. Il y a bien des années, il avait été un écrivain qui avait eu du succès, maintenant il envoyait aux journaux des doubles de petites esquisses et de petites histoires. En descendant il n’arriva pas à ouvrir la porte du wagon et la femme l’ouvrit de l’extérieur et l’aida à descendre sur le quai. Ils se considérèrent l’un l’autre et finalement furent contents. » Je me suis arrêté un long moment sur ce passage où il est étonnamment question de fenêtre, d’un vieil homme avec des lunettes, d’écriture. J’y ajoute des images d’une arrivée en gare au petit matin ; il fait nuit ; il pleut. Une pluie régulière. Ni trop forte ni trop faible… Lisant et le relisant ce texte, j’ai vite retrouvé le climat sombre de ce roman et le style de son auteur * ; et aussi son art de donner aux petits faits et gestes de la vie quotidienne une dimension tragique, universelle. Le temps de prendre une deuxième tasse de café, j’ai fini par ranger mon livre – ranger est excessif ! Comme d’habitude. La pluie, elle, indifférente, toujours tombait devant ma fenêtre…
 
*Peter Handke : « la femme gauchère ». Folio : page 76
 Illustration : « La fenêtre de mon atelier », vers 1940-1954 de Josef SUDEK – Courtesy Jeu de Paume © Photo Eric Simon