23 heures 30 hier soir. Le vent était tombé. La nuit était calme et douce et j’écoutais, sur France Culture, la version radiophonique de « By heart » présenté au Théâtre National de Lisbonne, que Tiago Rodrigues joue depuis 10 ans, et qu’il vient de donner en clôture du festival d’Avignon dans la Cour d’honneur du Palais des papes. « Par cœur », c’est d’abord l’histoire émouvante de la grand mère de Tiago Rodrigues. Celle d’une vieille dame pauvre et travailleuse qui un jour lui demanda de reprendre tous les livres qu’il lui avait prêtés depuis des années. Âgée de 94 ans, elle perdait la vue, et cherchait un texte dont elle pourrait apprendre par cœur des extraits avant de devenir aveugle, pour continuer sa conversation secrète avec les faiseurs d’histoires. Mais qu’est-ce qu’apprendre par cœur, c’est-à-dire avec le cœur ; quel est ce lien si particulier qui nous accorde à certaines œuvres, s’interroge avec nous Tiago Rodrigues. Et ce en commençant par citer George Steiner pour tenter d’y répondre : « Apprendre par cœur, c’est entrer dans l’œuvre même : « tu vas vivre en moi et je vais vivre avec toi ». Ou encore : « Ce que nous apprenons par cœur, personne ne peut nous l’enlever. Ni la censure, ni la police politique, ni le kitsch qui nous entoure. » Tiago Rodrigues développe ensuite sa pensée en nous parlant de ses passions littéraires
: François Truffaut et Ray Bradbury, notamment. Et de Boris Pasternak, de ses démêlés avec le pouvoir soviétique et du poème de Shakespeare qui le sauva de la déportation, le Sonnet 30 : « Quand je fais comparoir les images passées, au tribunal muet des songes recueillis, je soupire aux défauts des défuntes pensées, pleurant de nouveaux pleurs les jours trop tôt cueillis »… À ce moment du spectacle Tiago Rodrigues convie sur scène dix spectateurs volontaires. Et nous les entendons se livrer à cet exercice d’apprentissage ; puis réciter séparément et ensemble ce splendide poème. Ainsi, peu à peu réalité, théâtre, Histoire, fiction, références ou citations tissent une profonde réflexion sur la beauté et la consolation que peut apporter la littérature ; sur la liberté et la résistance qu’elle oppose à toutes les tentatives totalitaires lorsque les livres sont à jamais inscrits dans les esprits. Il était minuit quand, bouleversé, j’ai retiré mes écouteurs et éteint mon iPhone. Le ciel brillait de toutes ses étoiles. J’entendais le bruit des vagues. Les yeux verts d’un chat noir étincelaient dans la haie de lauriers. Ma cabane était de tous les lieux où ce spectacle avait été donné. Et la voix envoûtante de Tiago Rodrigues , et ses mots prononcés dans un français magnifique, parfaitement maîtrisé, classique et coloré, désormais m’habitaient. J’ai aussi compris, un peu plus tard, qu’en portugais, « decorar » signifie « apprendre par cœur » et aussi « décorer ». Hier soir, loin d’Avignon et de Lisbonne, pendant une petite heure et pour longtemps, Tiago Rodrigues a décoré de sons, de mots et d’images tout ce que mon être intérieur est encore capable d’accueillir.
Ce matin, j’ai commencé ma randonnée matinale par le tour de l’étang des Ayguades pour ensuite filer droit le long des plages jusqu’à Saint Pierre la mer. Je l’ai commencé aussi avec cette première image d’un homme grattant à mains nues le fond de ce plan d’eau calme et plat. Image qui m’a au sens propre du mot saisi. La veille au soir en effet je m’étais arrêté sur un texte de Flaubert qui semblait l’anticiper. Il est vrai que la vie est souvent faite de ces hasards, songeais-je. Hasards heureux qui confondent souvenirs de lecture et scènes du quotidien. Et hasards tellement ambigus d’ailleurs, qu’on ne sait plus très bien qui, du texte conservé en mémoire ou de l’image apparue plus tard dans le cours de la vie, anticipe ou précède son apparition – dans l’ordre de la pensée en tout cas. Ainsi, pour en revenir à ma petite histoire, Gustave Flaubert, que je lisais hier soir, n’écrivait-il pas à Louise Colet, le 7 octobre 1846 : « Moi je suis l’obscur patient pêcheur de perles qui plonge dans les bas-fonds et qui revient les mains vides et la face bleuie. Une attraction fatale m’attire dans les abîmes de la pensée, au fond de ces gouffres intérieurs qui ne tarissent jamais pour les forts. Je passerai ma vie à regarder l’Océan de l’Art où les autres naviguent ou combattent, et je m’amuserai parfois à aller chercher au fond de l’eau des coquilles vertes ou jaunes dont personne ne voudra; aussi je les garderai pour moi seul et j’en tapisserai ma cabane. » Mon pêcheur n’était pas de perles, certes, mais je venais de quitter ma cabane quand je l’ai vu plonger ses mains dans les bas-fonds d’un étang. C’était un mercredi matin d’octobre. En 1846 !…
Il est 5 h 30 du matin. Les fenêtres de ma chambre sont grandes ouvertes. Un air frais agite mollement les rideaux. Adossé à mon oreiller habituel, je lis sur ma Kindle « Bon qu’à ça », d’André Blanchard. La pénombre est douce et le silence presque parfait – la ville s’éveille à peine. Je surligne et m’arrête quelques instants sur ce passage :
« Il y a dix ans, je regardais cette jeunesse – mes condisciples – traîner la nuit dans les bars, et se plaire à donner le spectacle de blasés avant l’heure, d’as de la perdition, de casse-cou du néant. Bref, on aurait juré que l’année ne passerait pas sans que la plupart finissent au bout d’une corde. Mais je connaissais mes lascars, il me semblait bien qu’avec le temps et un soupçon de bonne volonté, ils se caseraient – et dans le confort : ce qui s’avéra. Je me rappelle avoir songé : ah ! les bougres ! encore un peu et ils persuaderaient que… les gens désespérés sont les gens les plus faux. »
Rien n’a changé, me disais-je. Avec un bémol, cependant. Si je puis dire ! Les acteurs sont plus nombreux et le spectacle quotidien. À les entendre, en effet, nous finirons tous grillés ou noyés ! Une invitation au suicide. Ou à la fuite. Dans la folie ! Une promesse de fin du monde, et trop désespérée elle aussi – comme eux – pour ne pas être fausse.
J’en étais là de mes réflexions quand un message s’est affiché sur l’écran de ma liseuse. Je devais l’arrêter et recharger sa batterie. Ce que je fis. Pour entreprendre aussitôt la lecture en format papier de trois ou quatre nouvelles de Carver. En commençant par « Obèse ». Cinq pages dans « Tais-toi, je t’en prie » (L’Olivier). Livre que j’ai toujours à portée de mains dans ma tablette de nuit.
Cette nouvelle, je l’ai lue une dizaine de fois. Et toujours avec la même admiration pour son auteur. Quelques mots, quelques virgules et le quotidien, le banal prennent une dimension vertigineuse. On attend toujours la catastrophe. On la pressent et pourtant elle n’arrive pas. Ou, plus exactement : la catastrophe, c’est la vie même :
« C’est marrant, ton histoire, dit Rita, mais je ne sais pas trop quoi en penser. Je me sens abattue, mais je ne lui en parlerai pas. Je ne lui en ai déjà que trop dit. Elle est assise là et elle attend, en se tapotant les cheveux du bout des doigts. Elle attend quoi ? Ça, je voudrais bien le savoir. »
Blanchard André. « Bon qu’à ça » au Dilettante, 2023.
Il est 10 h 30 et j’admire le somptueux mélia couvrant la totalité du cadre d’une des deux grandes fenêtres de la cuisine. Il ondule pesamment, mais gracieusement, sous la poussée modérément forte d’un vent du Nord plutôt frais. Ses premières fleurs étoilées rose-lilas et ses fruits en forme de boules couleur miel percent sous le vert de son abondante frondaison. Dans quelques jours, il dispersera autour de lui un parfum lilas poudré, puissant et généreux. Un couple d’hirondelles joueuses traverse ce décor à vive allure, au ras des vitres. Elles nichent au-dessous du chéneau. Tous les ans, j’assiste ainsi, heureux, à ce merveilleux spectacle. Rien de change ! Devant moi, sur la table, la tasse de café que je viens de boire et le livre d’Emmanuel Berl que je viens de refermer après avoir lu ses dernières pages : « Présence de morts » *. Qui puis-je ? Quand je l’ai ouvert la semaine dernière, je ne pouvais imaginer qu’il toucherait ma sensibilité récemment blessée par les décès de personnes admirées ou connues, ou pas, d’ailleurs, et que j’en terminerai la lecture aujourd’hui : 8 mai. Avant de refermer ce livre, disais-je, ce livre écrit dans un style élégant, net et précis, je me suis attardé sur ce passage souligné de traits irréguliers tracés au crayon noir en pensant notamment aux innombrables articles et commentaires publiés ici ou là après l’annonce du décès de Philippe Sollers.
« Nous trahissons les morts en les oubliant, et nous ne pouvons pas penser à eux sans les trahir ! Nos fidélités s’avèrent d’autant plus abusives qu’elles sont plus ferventes. Le survivant finit par croire qu’on viole les volontés du mort, quand on résiste aux siennes. Sa piété tourne en idolâtrie ; il se figure adorer un disparu, quand il se prosterne devant ses propres passions. » (page 122)
*Publié en 1956, il a été réédité en 2019, dans la collection « l’Imaginaire » de Gallimard.
Je n’ai pas reçu le baptême. La mémoire familiale concernant ma naissance, du moins celle qui me fut transmise oralement à un âge adulte, fait seulement état d’un ondoiement pratiqué dans la petite chapelle de l’Hôtel Dieu de Narbonne. Comme cela se faisait, paraît-il, systématiquement, dans cet établissement hospitalier où les infirmières portaient encore – en 1947 – des cornettes blanches. J’imagine mal en effet mes parents, et mon père surtout, athée et de tradition communiste, solliciter ce rite pour ma naissance, le 9 avril de cette année-là. Ma mère non plus, d’ailleurs, qui néanmoins se disait vaguement croyante, mais sans église, et qui, pendant longtemps, paradoxalement, m’a reproché, en silence, de n’avoir pas fait baptiser mon fils. On l’aura compris, c’est d’abord dans l’ignorance totale de l’apport « civilisationnel » du christianisme, enfant, et son déni ensuite, adolescent et jeune adulte, que s’est déroulée une grande partie de ma vie. De ma vie disons imaginaire et intellectuelle. Et ce jusqu’à ce que je finisse par comprendre que je ne pouvais pas regarder le monde autour de moi, le monde dans toutes ses dimensions politiques et esthétiques notamment, autrement qu’avec des « lunettes » chrétiennes. Les livres, la musique, les arts en général, l’architecture de nos villes, l’ordonnancement de nos paysages, certaines traditions que j’aimais en témoignaient. Dès lors, la voie s’ouvrait, sans fin, qui m’amène encore aujourd’hui, à toujours vouloir approfondir des connaissances patiemment acquises au fil des ans. Ce désir longtemps refoulé, je le confessais, hier soir à Laly assise à mes côtés, lors du dîner familial, en présence de nos petits et arrières petits enfants. Laly qui, à 17 ans, s’est lancée dans la lecture de la Bible et m’a confié vouloir aller à la cathédrale Saint Just-Saint Pasteur demain matin pour assister à la messe de Pâques. Elle me disait aimer son décorum, les chants, la musique. À ses questions, je répondais en insistant un peu pour lui donner quelques bribes de culture sur cette semaine sainte : son déroulement, son histoire, ses acteurs ; la signification de certaines « images ». Que ce samedi était un jour de grand silence, de recueillement, et pourquoi ; que l’on n’était pas obligé d’avoir la foi ou de faire semblant pour goûter les rites et les symboles chrétiens, notamment ; et que les comprendre donnait de la profondeur et augmentait les plaisirs et les émotions ressentis sous un chef-d’œuvre de l’art gothique comme celui de la cathédrale Saint-Just dans laquelle elle assisterait demain dimanche à la messe. Je n’ai pas revu Laly depuis. Mais je sais qu’avec ses parents, sa sœur et des amis, ils « feront pâquette » lundi autour de « ma cabane » en bord de mer. Avec les miens, c’était dans le massif de la Clape que nous nous installions sous les pins pour y manger la traditionnelle omelette pascale. Une tradition durablement inscrite dans nos mœurs et nos usages. Un jour prochain, je dirai à Laly que c’est à cela, à ces traces aussi, que l’on reconnait ce qui fait et fait vivre une civilisation.
Illustration : Le Greco, Marie-Madeleine pénitente.