Les jours de marché, à Gruissan, je les retrouve toujours assis dans le même ordre et toujours à la même table de la terrasse de la boulangerie Bertrand. Des hommes seulement ayant passé la soixantaine, le visage buriné, les cheveux gris, diserts et, d’apparence en tout cas, en bonne forme physique. J’ai compris très vite à leur accent qu’ils n’étaient pas natifs du village ou des environs, mais qu’ils y habitaient de façon permanente. Sur leurs voiliers, sans doute. En effet, leurs conversations tournent souvent autour de leurs nombreux et lointains périples en mer. Aujourd’hui, changement de sujet, le réchauffement climatique était au centre de leur discussion. Très animée ! A l’évidence, de ce que j’entendais, ces hommes étaient bien informés et dotés d’une culture moyenne d’assez bon niveau. Tout y passait, jusqu’à l’évocation de Thomas More et son Utopia, auteur validé par l’un d’entre eux sur Google. Je les écoutais d’une oreille discrète, mais curieuse, pendant que défilait devant nous la foule molle, débraillée et somnambulique de touristes pas tout à fait réveillés. Ils se promenaient, se traînaient plutôt. Leurs enfants étaient à la peine. Leurs chiens aussi. Un homme se distinguait au milieu de ce flux dense et ininterrompu. Grand, massif, cheveux longs, frisés, blancs et moustache foisonnante de la même teinte, il se déplaçait en slalomant, son VTT à la main. Il portait une casquette d’une université américaine et un maillot aux couleurs de l’Inter de Milan, le short sortait vraisemblablement d’un magasin Décathlon. Ici je dois préciser que l’entrée du marché est étroite, moins de deux mètres, et que, sur sa moitié, un dénivelé fait un semblant de marche ; et qu’un étal de tomates du marchand de fruits et légumes voisin et la corde de séparation de la terrasse de la boulangerie où je m’installe tout à côté, la bornent. Un auvent couvrant le tout, qui repose en partie sur un tube monté sur roulettes. Je choisis toujours cet emplacement où je m’amuse à parier mentalement sur ceux qui buteront du bout de leurs orteils en général nus sur cet obstacle – je sais, ce n’est pas bien ! Une personne sur trois, environ. Et qui se retrouve pendant quelques secondes dans des postures et mouvements aériens inédits, ridicules et souvent grotesques – Je n’avouerai pas le nombre de fous rires attrapés à leurs dépens. Comme lorsque ce petit bonhomme, court sur pattes et rond, qui, croyant pouvoir retrouver son équilibre, a cru bon d’accélérer sa course pourtant incontrôlable pour finir un peu plus loin le nez dans l’étal d’aubergines et de melons. Ce samedi matin, et je ne sais pour quelles raisons, quand j’ai vu mon numéro 10 de l’Inter prendre la direction de cette porte de tous les dangers, j’ai craint le pire. Qui est finalement advenu ! Sous le choc, son VTT est parti en roues libres sur le rayon des tomates, tandis que son impressionnant gabarit plongeait dangereusement vers ma table. Dans un geste réflexe plein d’à propos, si on peut dire, il a bien tenté de se rattraper au tube de l’auvent, mais il ignorait évidemment qu’il était monté sur roulettes. Le temps de l’entendre gueuler « putain de marche ! », j’avais sa moustache de grognard dans ma tasse de café crème, ou presque. Le miracle est qu’il soit finalement resté sur ces deux pattes. Pour retenir mes rires et lui permettre de reprendre ses esprits, je l’ai invité à prendre un café. Il a refusé, pensant sans doute que l’accepter eut été manquer de dignité. Puis s’en est allé en pestant après le maire et ses subordonnés. Très vite après cet extravagant numéro de voltige, la conversation sur le réchauffement climatique, elle, avait repris son cours philosophico-politique à la table voisine. L’idéal pour régler tous nos problèmes, disait l’un, serait finalement le mode de vie monastique : vœux de pauvreté, étude, chants, autonomie et autosuffisance alimentaire ; l’autre suivait l’un en invoquant les tibétains et leurs moines safrans – Certes, certes pensai-je, en souriant. C’est à ce moment précis de grande intensité intellectuelle et spirituelle que leurs téléphones portables se sont mis
à sonner dans un invraisemblable chœur aux tonalités exotiques. Un rappel à l’ordre, en quelque sorte : il était l’heure du déjeuner et de clore cette discussion pour retrouver enfin la vraie vie…
Ce matin, j’ai commencé ma randonnée matinale par le tour de l’étang des Ayguades pour ensuite filer droit le long des plages jusqu’à Saint Pierre la mer. Je l’ai commencé aussi avec cette première image d’un homme grattant à mains nues le fond de ce plan d’eau calme et plat. Image qui m’a au sens propre du mot saisi. La veille au soir en effet je m’étais arrêté sur un texte de Flaubert qui semblait l’anticiper. Il est vrai que la vie est souvent faite de ces hasards, songeais-je. Hasards heureux qui confondent souvenirs de lecture et scènes du quotidien. Et hasards tellement ambigus d’ailleurs, qu’on ne sait plus très bien qui, du texte conservé en mémoire ou de l’image apparue plus tard dans le cours de la vie, anticipe ou précède son apparition – dans l’ordre de la pensée en tout cas. Ainsi, pour en revenir à ma petite histoire, Gustave Flaubert, que je lisais hier soir, n’écrivait-il pas à Louise Colet, le 7 octobre 1846 : « Moi je suis l’obscur patient pêcheur de perles qui plonge dans les bas-fonds et qui revient les mains vides et la face bleuie. Une attraction fatale m’attire dans les abîmes de la pensée, au fond de ces gouffres intérieurs qui ne tarissent jamais pour les forts. Je passerai ma vie à regarder l’Océan de l’Art où les autres naviguent ou combattent, et je m’amuserai parfois à aller chercher au fond de l’eau des coquilles vertes ou jaunes dont personne ne voudra; aussi je les garderai pour moi seul et j’en tapisserai ma cabane. » Mon pêcheur n’était pas de perles, certes, mais je venais de quitter ma cabane quand je l’ai vu plonger ses mains dans les bas-fonds d’un étang. C’était un mercredi matin d’octobre. En 1846 !…
Dans une lettre du 3 août 1878 adressée à Flaubert, Guy de Maupassant se plaint, notamment, des événements qui ne seraient pas suffisamment variés. Qu’en savez-vous ? lui répond son cher Maître ? « Il s’agit de les regarder de plus près. Avez-vous jamais cru à l’existence des choses ? est-ce que tout n’est pas une illusion? Il n’y a de vrai que les « rapports » c’est-à-dire la façon dont nous percevons les objets. » Je pensais à cette remarque de Flaubert, hier soir, à la table de ce petit restaurant du port de Gruissan à l’honorable réputation coincé entre deux minuscules boîtes à manger rivalisant de grossièreté publicitaire. Ensemble on les trouve sur un quai, côté cave coopérative, qui en aligne ostensiblement un nombre invraisemblable du même tonneau. Nous étions donc huit sur cette terrasse de poupée, sans compter le chien du dernier couple arrivé : un basset avide et déshydraté qui ne cessait de me faire du charme. Je venais juste de terminer mon entrée : d’excellents poireaux en vinaigrette, tendres et moelleux, quand ils se sont installés à la table voisine. La salle, elle, était vide. Nous étions serrés et l’air commençait à manquer sur cet étroit belvédère de planches. Cependant je goûtais mes noix de « Saint Jacques » sur un risotto au parmesan et champignon, quand, brusquement, une grosse et vilaine tête carrée, des yeux sombres et sournois, sont apparus dans mon champ de vision. Ces yeux, je les connaissais. Toujours aussi humides, vicieux, ils me fixaient par dessus le mur en bois qui nous séparait de la gargote où ce personnage dînait. Le reste de son corps m’était caché, mais sa tête comme dans certains stands de fête foraine, semblait à celles offertes aux visées agressives de badauds frustrés et malveillants. J’aurais d’ailleurs été tenté par un jet de balle en chiffon sur cette figure d’homme de presse rencontré autrefois, complaisant, intéressé et peu recommandable. Mais je m’égare. L’essentiel, en effet, était dans l’assiette ; et nous nous sommes promis de revenir à cette table de qualité. A l’automne. Une saison reposante, où la probabilité de rencontrer ce genre d’individu est, de surcroît, à peu près nulle. De la Place des Menhirs, nous venaient aussi, par rafales, les effrayantes vocalises d’une chanteuse d’un genre musical brutal et indéterminé. On aurait juré entendre les cris d’un animal qu’on martyrise. La nuit promettait cependant d’être douce. Ailleurs. Plus loin !
Il est grand et massif. Et à demi chauve. Le visage pâle, fermé, il attend le client. Impassible. Sur son tee shirt blanc, tendu, il arbore un énorme Christ en croix qui semble reposer sur son abdomen. Une large banderole sur le côté vante ses matelas. Pour des nuits de rêve et des levers du bon pied !
Pas très loin, l’étal de mon marchand de fruits et légumes. Ceux de son jardin : aubergines, tomates, melons… Il est petit, sec ; et brun de poils et de peau : il se lève tôt, vit et travaille au soleil. Quand il parle, il montre une bouche sans dent. Et baragouine un français truffé d’espagnol. Comme mon grand père ! Il s’appelle Delacruz ! « De…La…Cruz ! », de Murcia, insiste-t-il.
De la terrasse de la boulangerie-pâtisserie Bertrand, j’aperçois une dame pressée aux cheveux rouges fluo. La soixantaine largement passée. Sur son épaule gauche, un long dauphin tatoué. Et à son bras un grand sac en plastique bleue siglé « Carrefour » sur lequel on peut lire : « Vivre d’amour et de poissons frais » !
Elle a traversé la scène du splendide théâtre « grec » de Narbonne-Plage sous un flot de lumière bleue. D’un bleu doux comme une nuit de juillet sous un ciel andalou. Derrière elle, la falaise nue de la Clape était sublimée par le chatoiement de ces brillances veloutées. Arrivée au bord de la rampe, devant un public nombreux et conquis à l’avance, elle a déployé son magnifique caftan bleu, les bras tendus vers un ciel menaçant. C’est ainsi, dévoilée, son corps pris au plus près dans une combinaison bleue elle aussi, que les premiers mots et premiers rythmes aux accents espagnols se sont fait entendre. La soirée serait bleue et Luz Casal serait reine. La reine d’un soir tissé de paroles et de notes emplies de nostalgie, de souvenirs, d’amour, de regrets aussi. Une reine qui, avec sa belle voix de contralto, chantait merveilleusement ses « gracias a la vidad ». Une pluie fine et chaude est tombée précisément au moment où elle s’est lancée dans l’inévitable « piensa en mí ». Les gradins sont cependant restés stoïques et silencieux. Il y avait quelque chose de miraculeux dans cet instant, songeai-je. C’était en effet la fin du concert. Quelques gouttes d’eau pure perlaient sur nos visages…