J’ai dû quitter « ma cabane » à deux reprises ces dix derniers jours, pour assister aux obsèques de mères d’amies proches dans la même église Saint Paul située au cœur du quartier de Bourg, quartier qui fut celui de mon enfance et où j’habite à présent depuis que j’ai cessé mes activités professionnelles exercées jusqu’alors en dehors de ma ville natale. Mon grand père paternel et ma tante y vivaient aussi en ce temps dans un petit immeuble vétuste collé à son abside, ou presque. Et quand nous nous rendions en famille chez eux le dimanche, c’était pour partager la rituelle paella préparée par les mains expertes de Lola. Il fallait emprunter un escalier étroit et branlant pour accéder à son minuscule appartement et le passage d’un étage à un autre s’effectuait dans le noir le plus épais. Chaque marche émettait alors sous nos pas de sinistres craquements qui, ma sœur et moi, nous terrorisaient. Aussi ai-je longtemps vécu avec l’image d’une église Saint Paul associée à ce rituel dînatoire profane et bruyant ouvert en préalable par la terrifiante ascension d’un escalier menaçant ruines. Depuis, cet immeuble a été rasé, ainsi que d’autres, adjacents, et l’abside apparaît désormais nue, superbe, resplendissante aux yeux des passants et de ses proches voisins. Depuis la mi-juin, disais-je, je ne vois donc plus de mon bureau surplombant les toits de la ville la belle tour carrée de « Saint Paul » dont j’admire quotidiennement sa découpe et ses couleurs quand tombe la nuit. Un spectacle qui toujours me ravit. Et qui, s’il ranime évidemment mes souvenirs, les auréole aujourd’hui, par delà un passé lointain de soucis et de craintes, d’un halo bienfaisant. Je dis cela, et je voudrais que l’on me croit, sans plaintes ni ressentiment. C’était ainsi et ce n’est plus. Du moins pour moi. J’entre enfin, désormais, dans l’église Saint Paul avec la légèreté d’un cœur apaisé. Comme ces derniers jours où j’ai accompagné et soutenu mes amies Jane et Solange, et leurs familles, dans la peine. Solange dont la mère connaissait bien ce petit coin de Bourg et cet immeuble dont je parle ici. Paule, était son prénom. Elle avait le caractère doux. Nous avions beaucoup d’affection pour elle. Dans ces cérémonies, on m’en fait parfois le reproche, je suis très sensible aux faits et gestes des personnes qui y participent (!) L’indifférence de certaines au langage symbolique visuel et oral dans lequel elles sont immergées, notamment, m’indispose.Trop usé et ignoré du plus grand nombre, le prêtre de service le traduit souvent en langage profane. Puis vînt le moment de la quête. Celui où se révèlent de petites bassesses. À certains mouvements d’impatience et d’affairements, de corps, de tête et de mains je sais les personnes qui lâcheront quelques menues monnaies dans le panier d’osier tendu par l’officiant. D’autres encore feindront une attention soutenue pour les vitraux de l’abside ou, mimant une prière, leurs chaussures. J’ai aussi vu devant moi, une dame bourgeoisement apprêtée, enfoncer ses doigts pincés dans la corbeille qui lui était présentée. Un bref ruissellement métallique en est sorti. Rien ne semblait pouvoir le tarir. Ni en couvrir le sens. Autant de signes qui marquent, au delà de toute considération religieuse ou de foi, la fin d’une culture, ai-je alors pensé en cet instant.
Cet après-midi, j’ai terminé la lecture du roman d’Ernest Hemingway : « Au-delà du fleuve et sous les arbres » sous le noble et fier pin parasol tordu par le vent du Nord qui borne ma cabane. C’est une histoire d’amour et de mort dans une Venise dure, froide et humide. Son héros, un colonel de l’armée américaine en retraite vit sa dernière journée auprès de sa très jeune amante Renata. Il sait qu’il va mourir. Elle aussi. Sur le chemin du retour, il prononce ces derniers mots :
« – Jackson, dit-il. Savez-vous ce qu’a dit le général Thomas J. Jackson en certaine circonstance ? Celle où il rencontra sa mort ? Je l’ai su par cœur autrefois. Je ne garantis pas que ce furent exactement ses paroles, bien entendu. Mais les voici comme on les a rapportées : « Ordre à A.P. Hill de se préparer à l’attaque. » Ensuite il délira encore vaguement. Puis il dit : « Non, non, traversons le fleuve et reposons-nous à l’ombre des arbres »
Anissa a trois ans et demi. Elle est fine et légère comme une fleur des champs ; fragile et délicate aussi comme ses lèvres au moment d’un baiser. Vive de mots et d’esprit, elle a déjà le charme de la jeune femme qu’elle sera bien trop tôt. C’était hier soir qu’elle rayonnait ainsi autour de nous. Nous étions venus à la rencontre de ses parents, nos petits neveux, au moment du dessert. La soirée était agréable. De celles où l’on parle « de tout et de rien ». C’est-à-dire de l’essentiel. Anissa jouait avec sa sœur et sa cousine. Elle s’était cachée derrière mon fauteuil. « Trouvé ! » Quand je me suis retourné, elle m’a regardé droit dans les yeux et, de sa petite voix, m’a dit : « Tu sens bon… Je t’aime ». Il est des mots obscurs chez les « grands » qui brillent d’innocence sur les lèvres d’une enfant.
Lundi matin,11 heures. C’est jour de marché à Gruissan. J’y viens pour acheter melons et abricots. Chez Frédéric. Il est d’Agel, un petit village près de Bize-Minervois. La chose faite, je m’installe à la terrasse de « Bernard artisan boulanger pâtissier », à l’ombre.
Les Halles sont à Narbonne ce que l’andouille est à Vire et la bêtise à Cambrai : sa carte d’identité hexagonale. Et l’été, nous y sommes, on y voit plus de touristes le nez dans leur « Routard » que d’autochtones tirant leurs caddies. Surtout le dimanche ! Quand sonnent les cloches, ils déboulent en effet comme bigotes à Lourdes sur l’étal des olives et celui des poissons. On leur a dit que « c’était çà le Midi » ! Ils font alors une provision effrénée d’images ; des images de cartes postales qu’ils commenteront au « bureau » autour du distributeur de café, près de la photocopieuse. On ne voyage plus, hélas ! on collectionne des clichés.
Pour en revenir à mes Halles, j’insiste sur le possessif, elles ont pour moi l’accent de mon grand-père : un mélange de « valencian », de patois et de français. Le dimanche, il occupait son centre géométrique avec ses amis espagnols originaires du même village, Cox. Tous refaisaient le monde dans leur langue natale. C’est là que je le rejoignais. J’avais alors le sentiment d’un ailleurs à la fois lointain et familier. Il m’emmenait parfois sur les Barques où son amie d’enfance vendait des « churros », gros et gras.
Ce marché couvert est aujourd’hui à la mode ! On y croise clochards et notaires, rmistes et gros bonnets. J’y rencontre toujours Maruenda, qui toujours monte et remonte l’allée centrale. Il travaillait sur les chantiers et a bien connu mon père. Chaque année, il descend à Cox. Il y possède une maison. Quand il en revient, il me donne des nouvelles de la « famille ». C’est un bon connaisseur de Miguel Hernandez *, le poète. Il a en sa possession une « somme » de bouquins en espagnol sur sa vie et de son œuvre.
Je ne sais si ces Halles sont le cœur de Narbonne, comme l’affirment les guides touristiques, mais elles font battre le mien. Quand j’en parcours les allées, il bat toujours au rythme de ma mémoire et de mes souvenirs… C’est le plus beau des marchés de France ! Marie-Sophie Lacarrau l’a confirmé aujourd’hui, lors de son journal télévisé de 13 heures, sur TF1. Les narbonnais et les élus sont enthousiastes. La presse locale est au diapason. Oui, ces Halles sont belles ! Et elles le sont plus encore sublimées par le souvenir.
Quand j’ai été interpellé par cette dame d’un âge moyen fraîchement permanentée et bourgeoisement mise dans ce hall d’entrée d’un magasin alimentaire, j’ai tout d’abord cru que j’avais à faire à une intermittente du spectacle s’apprêtant à m’exposer les principes philosophiques et politiques de ce que je pensais être, à la vue de ces panneaux explicatifs, une performance artistique et militante d’un genre comique jusqu’ici et à moi inconnu. Aussi, grande fut ma surprise quand j’appris de sa voix aux modulations stridentes, quasi féline, qu’il s’agissait en réalité d’une action « citoyenne » pour venir en aide et porter secours au peuple des chats et chattes errants d’Occitanie ; « peuple » victime, selon elle, d’un véritable génocide mené dans l’indifférence générale de gens comme moi sans doute, avides de consommation et malheureusement inconscients de l’appauvrissement général de notre planète en général et de « notre » biodiversité en particulier. J’exagère à peine ! Pressé cependant de commencer mes courses, elle m’a hélas suivi, collée à mon charriot, tout en continuant à déclamer son évangile animaliste jusqu’à ce qu’elle finisse enfin par me lâcher devant le portillon donnant accès au rayon fruits et légumes du dit magasin. J’ai alors senti sur ma nuque tout le poids d’un regard chargé d’un vague mais puissant sentiment d’incompréhension, pour ne pas dire de colère. J’en tremble encore !