De la nécessité de choisir soi-même un rôle et à l’interpréter du mieux possible…

   

« Si, sur une scène, la crédibilité du figurant tient au costume dont on l’a revêtu, emblématique de la besogne qu’il remplit dans la pièce, il y aurait bien de l’exagération à prétendre qu’il incarne pour si peu un personnage. Vient-il a bouger ? Il n’en reste pas moins à sa place. Vient-il à prononcer quelques mots ? C’est, de toute façon, pour ne rien dire. Et, pour peu qu’il disparaisse de la pièce ou bien derrière un élément du décor, qui le remarqueras ou on sera gêné ? Son rôle se borne à n’être pas voyant. Petit détail costumé. impersonnel. Interchangeable.  In other words, le figurant est condamné à n’être personne autre qu’une fonction.

Or, il en va tout de même dans notre démocratie du paraître ou ce n’est jamais en vertu d’une nécessité intérieure, une vocation, que le figurant veut devenir un personnage, mais par une obstination philistine à puiser son inspiration, son modèle, son texte, dans les stéréotypes de la vie courante. La grande misère du figurant, en deux mots, c’est qu’il ne joue pas : il est joué d’avance.

En revanche, pour quelle raison, au théâtre, le héros est-il ce personnage que l’on regarde avec le plus grand intérêt ? Parce que, sous son masque, se tient un acteur, soit, comme le souligne Diderot, « une tête froide, un profond jugement, un goût exquis, une étude pénible, une longue expérience et une ténacité de mémoire peu commune ». Autant dire que l’acteur véritable ne se contente pas de meubler la scène de son personnage, mais qu’il l’habite de sorte qu’il en fait un monde. S’étant dénaturé au préalable avec le plus grand soin – voix posée, élocution maîtrisée, gestuelle étudiée, déplacement réglé, physionomie modifiée, visage fardé, que sais-je encore ?– l’acteur dirige notre regard dans une nouvelle perspective, nous transporte dans l’irréelle réalité du drame que vit son personnage. Il nous aspire dans l’univers du comme si qui, pour nous spectateur, n’en demeure pas moins vrai.[…]

Ainsi quand on voit, adorable Lucille, le talent de nos contemporains à ne faire guère illusion, à demeurer visiblement ce qu’ils sont essentiellement, comme si le drame qu’il jouait pouvait bien se passer de personnages, on prend toute la mesure de la nécessité qu’il y a à ce choisir soi-même un rôle et à l’interpréter du mieux possible. Notre existence étant notre unique représentation, efforçons-nous de devenir une figure héroïque, une divinité mortelle, un archétype, bref, une personnalité. »

Frédéric Schiffter : « Lettres à Lucille ». Distance 1991. Page 66 et suivantes

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