« Pour éviter d’autres Aquarius, la désagrégation des relations coopératives entre Européens, mettre fin à cette infernale partie de mistigri et réduire la pression sur nos sociétés fragiles, il faut prendre le problème à la racine et adopter un plan d’ensemble et des mesures d’urgence. Le sentiment que l’Europe est une passoire, alors même que l’islamisme progresse partout chez les musulmans sunnites et que le terrorisme islamiste sévit sur plusieurs continents, y compris en Europe, est peut-être exagéré ou injuste mais il est obsédant. Il nourrit le « populisme » et alimente les insurrections électorales. Les efforts réels accomplis ces dernières années ou en cours à l’initiative du président français sont occultés par des événements scandaleux ou tragiques et par les pugilats européens.
« LE SENTIMENT QUE L’EUROPE EST UNE PASSOIRE (…) NOURRIT LE « POPULISME » ET ALIMENTE LES INSURRECTIONS ÉLECTORALES. »
Ceux qui espéraient paralyser les réactions de rejet des migrations de masse à coup d’eau bénite ou de condamnations morales ont dû déchanter. Ceux qui n’ont vu dans l’immigration qu’une nécessité économique (importer de la main-d’œuvre) ou une opportunité démographique (combler des déficits) ont nourri les angoisses des populations européennes. L’état des opinions est maintenant si grave qu’aucun progrès européen dans d’autres domaines, comme les annonces obtenues par la France au château de Meseberg, près de Berlin, sur l’euro, ne suffira à inverser ce mouvement.

Casser l’engrenage dévastateur

Croire que le plus dur est passé parce que les flux ont diminué depuis le pic de 2015 est illusoire quand on connaît les prévisions démographiques africaines ; 1,2 milliard d’êtres humains aujourd’hui, 2,5 milliards en 2050 sauf si le planning familial était mis en œuvre partout. Et comment être sûr que d’autres drames atroces ne jetteront pas à nouveau demain sur les routes des familles entières à la recherche d’asiles ? Pour casser cet engrenage dévastateur, il faut donc, dans un cadre et par des mécanismes durables, contrôler ces flux.
« LA DISTINCTION, QUI N’AURAIT JAMAIS DÛ ÊTRE PERDUE DE VUE, ENTRE LES DEMANDEURS D’ASILE ET LES MIGRANTS ÉCONOMIQUES, DONT CERTAINS SERONT ADMIS COMME IMMIGRANTS LÉGAUX, EST CRUCIALE. »
Dans le cadre d’un Schengen consolidé et renforcé, il faut d’abord vérifier que chacun des vingt-six Etats membres, et nouveaux candidats, en particulier les Etats physiquement frontaliers, sans oublier tous les aéroports, seront capables administrativement, politiquement et géographiquement d’assumer des engagements renforcés grâce à une agence Frontex [l’agence européenne de surveillance des frontières] mieux équipée et transformée en vraie police des frontières parfaitement connectée aux polices nationales. Le droit d’asile pour les gens en danger doit absolument être préservé. Au-delà même des préambules des Constitutions de 1946 et de 1958, il est l’âme même de l’Europe. Mais cela suppose qu’il ne soit pas détourné de son objet ; sans distinction claire d’avec les mouvements migratoires, il finira par être balayé. La distinction, qui n’aurait jamais dû être perdue de vue, entre les demandeurs d’asile, dont certains seront admis en tant que réfugiés, et les migrants économiques, dont certains seront admis comme immigrants légaux, est cruciale.

Réseau de centres d’accueil

Le traitement, aussi rapide que possible, des demandes d’asile au sein de Schengen, devra se faire dans un véritable réseau de centres d’accueil à créer, sous un nom ou sous un autre, dans les pays extérieurs au plus près des zones de conflits ou de départ, partout où c’est possible (c’est déjà le cas au Niger, mais c’est impossible en Libye). Mais il faut aussi, comme l’a proposé le président Emmanuel Macron, installer sur le territoire européen, aux frontières extérieures de Schengen, des centres fermés et sécurisés où l’on examinera qui relève ou non du droit d’asile, ce qui relativisera la notion de pays d’arrivée qui est la base de l’accord de Dublin et des controverses qui en découlent. Bien sûr, les critères d’attribution de l’asile dans Schengen devront être complètement harmonisés, et les demandeurs d’asile acceptés devront être beaucoup mieux accueillis et intégrés. Quant aux déboutés, ils devront être pris en charge et reconduits par Frontex en dehors de Schengen, dans leur pays d’origine où ils pourront postuler comme immigrants légaux. On ne peut pas fixer a priori de quotas de réfugiés : étant donné que le nombre des futurs demandeurs d’asile dépend des tragédies futures, il ne peut pas être plafonné artificiellement à l’avance. L’Europe devra rester généreuse, vis-à-vis des personnes persécutées ou menacées, tout en aidant plus les pays voisins qui les accueillent en premier lieu, comme la Turquie, la Jordanie, le Liban.

Cogestion indispensable

La question des migrations est différente. Les mouvements de migration économiques vers les pays riches d’Europe, le Canada, les Etats-Unis, l’Australie, mais aussi la Côte d’Ivoire, le Maroc, l’Afrique du Sud, ou d’autres émergents, ne cesseront pas, raison de plus pour s’organiser. Des quotas d’immigration légale par pays, et par métiers, devront être fixés chaque année au cours d’un sommet entre pays de Schengen, pays de départ et pays de transit. Ces derniers demanderont des compensations et des aides, ce qui conduira à reconsidérer de proche en proche toutes les politiques de codéveloppement. Cette cogestion est indispensable car il est impossible de détruire sans ces pays les réseaux de passeurs et leurs complices qui ont reconstitué une économie de la traite en Afrique ; gérer avec eux, avec l’aide du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), dans des centres d’accueil au sein de plates-formes régionales, aussi bien les demandes d’asile que les demandes d’immigration en Europe ; lutter contre le trafic de faux papiers dans le Sahel ; et mieux contrôler les frontières entre ces pays. Il ne faudrait pas en être réduit, tout cela ayant échoué, et les garde-côtes libyens étant impuissants, à être obligés de bloquer les ports de Libye ! En même temps, cette gestion plus rigoureuse des flux migratoires permettra de favoriser, comme promis dans le discours d’Emmanuel Macron à Ouagadougou, la circulation pour les non-candidats à l’immigration (étudiants, hommes d’affaires, artistes).
« DES QUOTAS D’IMMIGRATION LÉGALE PAR PAYS, ET PAR MÉTIERS, DEVRONT ÊTRE FIXÉS CHAQUE ANNÉE AU COURS D’UN SOMMET ENTRE PAYS DE SCHENGEN, PAYS DE DÉPART ET PAYS DE TRANSIT. »
En attendant, et en urgence, il faut gérer l’héritage du passé et remplacer Dublin, que les ministères de l’intérieur avaient espéré pouvoir garder, par de nouvelles règles. Les pays de Schengen qui ne voudront pas accueillir de réfugiés au titre de la solidarité et de la répartition devront fournir une contribution financière accrue pour la protection des frontières communes ou pour l’accueil et l’intégration des réfugiés dans d’autres pays. Des décisions difficiles devront être prises concernant ceux qui sont déjà en Europe, illégalement, depuis un certain temps : les reconduire dans des centres de retour à l’extérieur, d’où ils pourront tenter leur chance comme immigrants légaux auprès des centres d’accueil, ou essayer de travailler dans leur propre pays (les migrants, pas les demandeurs d’asile) ; ou les régulariser, pour des raisons d’humanité ou autres, mais alors les intégrer vraiment. Un premier sommet Schengen-Sahel devrait permettre de commencer à aborder tout cela courageusement et franchement. Si tous les pays de Schengen, ou de départ et de transit, ne sont pas prêts à s’y engager, il faudra commencer avec une coalition de volontaires comme cela a été esquissé dans quelques pays.

Ceux que la repentance aveugle ou paralyse

Il est urgent que les opinions européennes constatent un vrai changement. La répartition des réfugiés, le montant des compensations, la fixation du nombre de migrants légaux, la dénomination et l’organisation du réseau de centres à l’extérieur ou aux frontières, et leur fonction, donneront lieu à des négociations permanentes et difficiles. Mais une partie de l’opinion européenne changera quand elle réalisera que ces flux seront désormais mieux « gérés », que la partie de mistigri sur les réfugiés est finie et qu’il y a une politique claire, à court et long terme. Et même si des flux d’immigration illégaux se poursuivent, ils deviendront quand même moins importants. Néanmoins, il ne faut pas se cacher que plusieurs secteurs de l’opinion, minoritaires mais très actifs et « audibles », continueront à opposer un tir de barrage à la mise en œuvre de cette indispensable politique, pour des raisons opposées – il faut aider tous ceux qui souffrent ; il faut repousser tous les envahisseurs.
« S’IL N’Y AVAIT DANS LE MONDE QUE 10 MILLIONS DE CANDIDATS À L’IMMIGRATION EN EUROPE, CELA NE POSERAIT AUCUN PROBLÈME ! »
Les arguments de l’extrême droite (pour tout fermer) doivent être combattus sans ménagement comme étant inhumains, économiquement absurdes et, de toute façon, inapplicables. Il en va de même pour l’extrême gauche qui mise sur les populations issues de l’immigration par calcul militant, activiste ou électoral. En revanche, il faudrait convaincre beaucoup de gens généreux et de bonne foi de réfléchir à leur responsabilité et de modifier leurs positions ne serait-ce que pour sauver l’asile. Ceux que la repentance aveugle ou paralyse. Ceux qui ne voient le problème des migrations qu’en termes de valeurs et de principes généraux. Or, c’est aussi une question de nombre : s’il n’y avait dans le monde que 10 millions de candidats à l’immigration en Europe, cela ne poserait aucun problème ! Ceux qu’un universalisme abstrait et un mépris affiché pour les besoins élémentaires d’identité et de sécurité culturelle des peuples européens ont rendu inaudibles. Ceux qui ne réalisent pas que ce n’est pas être « généreux » que de priver les pays d’Afrique de leurs meilleurs éléments, les émigrants jeunes, dynamiques et entreprenants, en alimentant la nouvelle économie de la traite.

Fossé élites/peuples

Il faudrait même oser questionner le bilan des grandes institutions judiciaires françaises ou européennes chargées d’appliquer des grands textes comme la Convention européenne des droits de l’homme et qui, par effets de cliquet et avec une totale bonne conscience, peuvent donner à la longue aux citoyens le sentiment qu’elles se substituent à la souveraineté et à la démocratie. Alors que le problème numéro un de l’Europe est le fossé élites/peuples ! Le plan paraît irréaliste ? Une telle politique n’est viable que si tous les pays de ce Schengen confirmé et renforcé, une fois l’accord trouvé, s’engagent à être des partenaires responsables et solides sur l’asile comme sur les migrations. Quid des pays de Visegrad [un groupe informel composé de la Hongrie, de la Pologne, de la République tchèque et de la Slovaquie] ? De l’Italie ? De l’Espagne à Ceuta et Melilla [enclaves espagnoles au Maroc], etc. ? Mais aussi quid des partenaires extérieurs de l’Est et du Sud ? Vraies questions. Mais il y a le feu ! Paradoxalement, malgré les apparences récentes, il ne devrait pas y avoir d’opposition insurmontable entre les pays européens de l’Ouest et de l’Est. Qui conteste la nécessité absolue d’une meilleure maîtrise des flux vers l’Europe ? Enfin, n’oublions pas l’éléphant dans la pièce : une alliance plus déterminée et plus assumée partout des démocrates et des musulmans modérés contre l’islamisme aiderait à enrayer le glissement des opinions européennes. Tout cela va s’imposer. Faisons-le plutôt ensemble, vite, et en bon ordre. »
Hubert Védrine a été ministre des affaires étrangères dans le gouvernement Jospin de 1997 à 2002. Il a publié « Le Monde au défi » (Fayard, 2016) et « Sauver l’Europe ! » (Liana Levi, 2016)