Voilà un texte dont je ne partage ni tous les postulats, ni toutes les conclusions mais qui me semble utile à la réflexion sur un sujet devenu aujourd’hui passionnel…
… En 1992, j’avais lu le petit livre de Philippe Séguin contre le traité de Maastricht et à bien des égards je l’avais trouvé intéressant, en particulier sur l’apparition inutile d’une Europe des régions, en concurrence les unes avec les autres au sein d’une même nation. Mais s’il est de bon ton de louer la pensée visionnaire de Philippe Séguin ainsi que sa parfaite connaissance de l’Histoire de France, je n’adhère pas à sa vision des périls que l’intégration européenne ferait courir aux peuples d’Europe.
1. Je ne crois pas du tout que les ambitions nationales ne soient pour rien dans le déclenchement des guerres.
2. Je ne crois pas du tout que l’Europe et sa monnaie unique ait apporté le chômage de masse, le blocage de l’investissement et l’ajustement à la baisse de notre système de protection sociale.
A propos du point 1, Jean-David Sichel (inconnu de moi, mais je me base sur son texte) nous rappelle les préventions de Philippe Seguin contre une Europe de type fédéral dans un article assez récent du Figaro Vox :« On nous presse de nous souvenir des conflits qui ont ensanglanté notre continent. » A ces arguments rabâchés, Philippe Séguin répond par des analyses historiques et philosophiques bien senties : « Force est de reconnaître que dans notre siècle, plus de malheurs nous sont venus des grandes idéologies et des impérialismes dominateurs que des ambitions nationales. »
« Arguments rabâchés », voilà comment M. Sichel caractérise la recherche de la paix en Europe. Eh bien, tant pis si c’est mièvre, mais pour moi, ça compte. Quant aux propos de Philippe Séguin, rappelons qu’ils étaient tenus en 1992, moment de notre histoire particulièrement immobile sur le plan des nations comme sur le plan des religions. L’URSS venait tout juste de s’effondrer, la guerre au sein de l’ex-Yougoslavie ne faisait que commencer et l’islamisme ne s’était pas encore vraiment manifesté dans nos vies d’Européens. La République islamique instaurée en Iran en 1979 était bien loin de nous.
Pas étonnant dès lors que ce sujet soit jugé inexistant voire trivial par certains hommes politiques de l’époque. Bien à tort, car depuis la guerre en Yougoslavie, les conflits s’enchaînent à nos frontières européennes et le nationalisme y a plus de part que les grandes idéologies dominatrices. Bien à tort, car depuis Richelieu, toute l’Histoire de l’Europe est celle d’Etats Nations qui poussent impitoyablement leur intérêt national.Sur le point 2, un autre auteur, dans un article des Echos datant de 2012 cette fois, vante la clairvoyance de Philippe Seguin qui s’inquiétait du projet de « monnaie unique sans souverain » :« Traité qui prévoit le respect de normes budgétaires tellement contraignantes qu’elles imposeront à un gouvernement confronté à une récession d’augmenter les taux d’imposition, pour compenser la baisse des recettes fiscales, et maintenir à tout prix le déficit budgétaire à moins de trois pour cent de PIB. »
C’est là que j’ai envie de parler de contre-argument « rabâché » : l’horreur économique des 3 %, l’horreur de la règle d’or, l’horreur d’une monnaie apparemment sans souverain ! Même avec souverain, frontière, nation, sceptre et couronne, les finances publiques ont toujours représenté un problème de déficit perpétuel. En France, il s’est parfois résolu par défaut souverain (et Voltaire dit qu’il y a laissé une belle ardoise) ou bien il a débouché assez directement sur la Révolution française.
Ce n’est pas l’intégration européenne et la monnaie unique qui déterminent les politiques de dépenses publiques des pays européens. Le poids de l’Etat est de fait assez varié dans le PIB de chacun des Etats membres. De plus, on a pu voir que les instances européennes se sont montrées plutôt conciliantes sur le respect du Pacte de stabilité à 3 % depuis la crise de 2008.
La France se donne maintenant jusqu’en 2017 pour y parvenir. Si la protection sociale doit être ajustée, notamment sur les retraites, c’est largement plus en raison de l’augmentation de la durée de vie que du fait de contraintes monétaires européennes. Bien sûr, quand je parle de « rapprochement » des pays d’Europe, je sais qu’il importe de définir ce que l’on entend par rapprochement. Et quand je dis que j’ai voté sans états d’âme pour le TCE de 2005, je n’oublie pas qu’en France il fut nettement rejeté (par près de 55 % des suffrages) et que sa ratification par voie parlementaire, annoncée pendant la campagne présidentielle de 2007, a laissé un goût amer à tous ses nombreux opposants.
Bien sûr, je ne suis pas béate au point de penser que tout va pour le mieux dans l’UE. Beaucoup de politiques me chagrinent, à commencer par le quantitative easing (forme moderne et compliquée de la planche à billets) décidé en début d’année. Beaucoup de fonctionnements m’atterrent, je pense par exemple au coût de tous les interprètes et traducteurs (car tout doit être traduit dans toutes les langues des vingt-huit pays membres). Et je pense aussi à l’élargissement, qui s’est fait trop vite, trop loin, sur trop de non-dits.
C’est pourquoi il me semble que la promesse de campagne de David Cameron de soumettre à référendum l’appartenance du Royaume-Uni à l’UE est une possible excellente occasion pour tous les Européens et tous les pays membres de réfléchir à nouveau au sens de l’Europe et à son fonctionnement. Réélu avec une majorité absolue au Parlement, le Premier ministre britannique n’a pas perdu de temps pour enclencher le processus auprès de ses citoyens. Par la voix de la reine Elisabeth II, il a annoncé ses projets mercredi. Je les trouve particulièrement « fair » et intelligents car il pose d’entrée qu’il considère avant tout l’ensemble de l’Union :
« Mon gouvernement renégociera la relation du Royaume-Uni avec l’UE, et poursuivra la réforme de l’UE dans l’intérêt de tous ses Etats membres. En parallèle, une législation sera introduite pour fournir un référendum sur l’appartenance à l’UE avant la fin 2017. »
Les britanniques devront donc répondre à la question : « Le Royaume-Uni doit-il demeurer un membre de l’Union européenne ? » J’espère pour ma part qu’ils y répondront positivement car j’ai du mal à imaginer que l’UE puisse être complète sans l’apport des idées, des originalités et des idiosyncrasies d’Outre-Manche. J’espère que le débat qui ne manquera pas de prendre place en Europe sera au niveau de l’enjeu pour notre avenir. A mon sens, la vraie grande question du XXIè siècle pour nous autres Européens, ce n’est pas le changement climatique, c’est de savoir si l’Europe va rester soudée ou non. Une intégration européenne envisagée sereinement par tous ses citoyens est, je pense, la seule façon de nous affirmer face aux défis qui nous guettent : vieillissement de notre population, terrorisme islamiste, tectonique des plaques nationalistes plutôt houleuse du côté de la Russie, migrants en nombre à nos portes, monde multi-polaire et estimation de la population africaine à 4 milliards en 2100. Un repli nationaliste et étatique me paraît complètement impropre à apporter la moindre réponse à ces situations complexes.
Pour finir, en écho aux « panthéonisations » de mercredi, j’aimerais citer un petit extrait, le tout début et la toute fin, du discours prononcé par Pierre Brossolette le 18 juin 1943 à l’Albert Hall de Londres pour rendre « Hommage aux morts de la France combattante » (merci à François Miclo qui l’a porté à ma connaissance) :
« L’Histoire de notre pays n’est qu’une suite de prodiges qui s’enchaînent : prodige de Jeanne d’Arc, prodige des soldats de l’an II, prodiges des héros de la Marne et de Verdun, voilà le passé de la France. (…) Ce qu’ils(= les morts de la France combattante) attendent de nous, ce n’est pas un regret, mais un serment. Ce n’est pas un sanglot, mais un élan. »
En 1943, Pierre Brossolette n’avait certes pas idée des développements européens qui suivraient la seconde guerre mondiale. Quand il dit que les morts de la France combattante attendent de nous un serment et un élan, il pensait certainement plus à la promesse de continuer le combat pour en sortir vainqueur face au nazisme. Mais il n’est pas interdit d’y lire aussi le désir d’une Europe sans conflit, unie et réconciliée. Dans une lignée de prodiges guerriers, il arrive parfois qu’on se trompe en prolongeant les courbes. Avec la construction européenne, voilà que nous tombons sur un point d’inflexion proprement prodigieux. Je ne crois pas exagérer en disant que c’est un exemple, unique dans l’Histoire, d’abandon de souveraineté librement consenti. Pour moi, ce n’est pas la malédiction de l’Europe, c’est le prodige de l’Europe.