« L’ai-je déjà dit ? J’apprends à voir. Oui, je commence. Cela va encore mal. Mais je veux employer mon temps. Je songe par exemple que jamais encore je n’avais pris conscience du nombre de visages qu’il y a. Il y a beaucoup de gens, mais encore plus de visages, car chacun en a plusieurs. Voici des gens qui portent un visage pendant des années. Il s’use naturellement, se salit, éclate, se ride, s’élargit comme des gants qu’on a portés en voyage. Ce sont des gens simples, économes ; ils n’en changent pas, ils ne le font même pas nettoyer. Il leur suffit, disent-ils, et qui leur prouvera le contraire ? Sans doute, puisqu’ils ont plusieurs visages, peut-on se demander ce qu’ils font des autres. Ils les conservent. Leurs enfants les porteront. Il arrive aussi que leurs chiens les mettent. Pourquoi pas ? Un visage est un visage. D’autres gens changent de visage avec une rapidité inquiétante. Ils essaient l’un après l’autre, et les usent. Il leur semble qu’ils doivent en avoir pour toujours, mais ils ont à peine atteint la quarantaine que voici déjà le dernier. Cette découverte comporte, bien entendu, son tragique. Ils ne sont pas habitués à ménager des visages ; le dernier est usé après huit jours, troué par endroits, mince comme du papier, et puis, peu à peu, apparaît alors la doublure, le non-visage, et ils sortent avec lui. »
«Avant de lier aux êtres, l’amour lie aux lieux. Tel horizon marin où se respire l’appel de la vie neuve, telle lumière qui distribue la terre en pleins et vides et permet que soit composé un paysage, tel vent qui se lève soudain, venu de nulle part, telle chambre, tel jardin aussi bien : voilà les vraies, car indéfectibles, ligatures. Ces lieux sont ceux que l’on a quittés, ceux dont on est privé, ceux qui se tiennent désormais dans le lointain et qui causent notre tristesse (aussi les grands nostalgiques sont-ils de grands sensuels par voie de dégradation, le corps présent valant comme ersatz du lieu perdu). »
Ces lignes sont les premières du premier livre de Mathias Rambaud ; un livre composé de textes brefs d’un homme hanté par la terre où il a grandi entre Corbières et Méditerranée (Narbonne, Gruissan, Bizanet, Leucate, ces noms composant sa géographie la plus intime) ; une terre de vents, de mer et de vignes, d’étangs et de garrigues ; une terre – où qu’il vive ! – , qui « le requiert avec « une autorité singulière, inattendue » et l’empêche » de concevoir d’en vivre à jamais séparée. »
C’est de Ljubljana – où habite désormais Mathias Rambaud – , que nous vient son récit. Son origine remonte à une dizaine d’années, nous dit-il. C’était à Duino, en compagnie de Zala – on pense à Rilke ! –, au pied d’un château jaune, face a la mer que : « nageant dans la baie – seul, mais sentant la présence du rivage dans mon dos comme le bras tiède d’une femme plus forte que moi qui suis faible et qui me portait – , que me submergea une bouffée délirante de ce mal du pays dont je n’aurais jamais cru être frappé, mais qui dorénavant ne me quitterait plus à l’idée que, loin de ma terre natale, je restais cependant relié à son rivage par le corps immémorial et ductile, le grand corps conducteur de la mer. »
Lisant et relisant – dans la discontinuité – , cet admirable livre d’exil et d’amour, on est gagné par l’émotion que suscitent la profondeur et l’intense musicalité de ses longues phrases. Que l’on ne s’y trompe pas cependant, ce que célèbre Mathias Rambaud dans ses pages s’étend au-delà des seules frontières de ce « pays » – qui est aussi le mien. Sa prose élégiaque, dense et limpide (Frédéric Beigbeder) dans laquelle il enclot un peu de ses « affinités secrètes » nous offre, en effet, plus profondément, l’occasion de méditer sur la littérature et son rapport au monde. Loin du bruit, de la foule et des vanités éditoriales, il magnifie, par la grâce de son style élégant, « l’absolu de cette singularité » qu’est cette terre d’étang où, petit garçon rentrant de Rivesaltes dans un train, seul dans sa voiture, il lui semblait « rouler sur l’eau » ; et ce faisant nous arrache de cet universel politico-éthique (Richard Millet : L’enfer du roman) où « l’homme » est contraint de séjourner, coupé de ses origines, de sa langue et de soi.
On voudrait tout citer pour montrer à quel point ces 110 pages sont une merveille. Merci Mathias Rambaud pour m’avoir permis de retrouver, dans le silence et le souvenir de cette lecture, la beauté et l’amour de ces lieux…
Extrait (dernières lignes) :
Narbonne / Âmes souffrantes
« Et un an plus tard, juste avant l’été et à l’issue d’une conversation éprouvante, ce qui de même manière donnerait subitement corps à cet état d’incertitude dans lequel nous nous trouvions depuis quelques temps, cette souffrance qui, à défaut d’explication, nous apparaissait comme le résultat d’un éloignement irrémédiable de toute source, à l’image du lieu où nous nous trouvions, non plus allongés dans notre jardin au bord de l’écluse mais assis sous les platanes de la promenade des Barques, un peu plus en aval du même canal, comme si nous avions tout simplement dérivé, emportés à notre corps défendant vers la mer immense où tout disparaîtrait, ce furent ces simples mots : « Alors, c’est fini ? »
Le Livre des séjours et des lieux, Mathias Rambaud, éditions Arléa, 110 pages, 15 euros.