Onze heures ! Beau soleil. Une patinoire couvre la portion de la Voie Domitienne de la place de l’Hôtel de Ville ; deux alignements de baraques en bois blanc occupent la promenade des Barques et le cours Mirabeau, en face, sur la rive droite, présente une suite de manèges plus ou moins monstrueux. Une petite animation règne dans cet ensemble « féerique ». On peut y voir des enfants tourner et retourner sur la patinoire, des badauds passer et repasser devant des chalets de foire exposant des peluches et des bijoux de pacotilles, et entendre crier de petites troupes de jeunes filles perchées sur des manèges effrayants. Une musique d’ambiance de « grandes surfaces » enveloppe le tout. Parfois, l’animateur de service l’interrompt pour faire la pub d’un exposant ou d’un commerçant. Partout en France, finalement, les mêmes marchés de Noël, les mêmes centres commerciaux et les mêmes entrées de ville. Un contraste saisissant entre l’accélération des facilités inédites de voyager, et l’uniformisation et l’appauvrissement relatif des paysages types du monde. J’ai croisé ce matin de nombreux touristes espagnols. Il fut un temps où c’est « Nous » (Les « Miens » cependant n’en avaient pas les moyens !) qui allions chez eux. Les habitants du coin les rejoindront cet après-midi. Et tous feront foule. Comme en d’autres et féeriques lieux !
La très large baie de mon bureau est en partie ouverte sur un ciel bas et gris. Une pluie fine couvre les toits du quartier de Bourg d’un léger voile brillant, des taches sombres tapissent les façades ocre des immeubles voisins. À l’extrémité des toitures, des pigeons, la tête rentrée dans leurs plumes, semblent dormir. Ils fuseront ensemble dans un instant vers les pelouses en contrebas. Qu’ils piqueront en bon ordre, méthodiquement. La rue de la Parerie est silencieuse. De rares piétons l’animent. On reconnait les plus jeunes : ils portent des « chaussures de sport » blanches, se tiennent plus droits, marchent plus vite. Des éclats de voix montent jusque dans ma pièce. Je reconnais celle du marchand de fruits et légumes qui, tous les mardis, s’installe devant mon petit immeuble, sur la « Place au Blé ». Pour le voir et l’entendre discuter avec ses clients, il me faudrait descendre dans le salon. Il est jeune et sans imagination. Son étal est banal en toutes saisons. Dans ce ciel d’étain, le vol ample et lent d’un goéland solitaire en chasse, il cherche une proie. Souvent le cadavre d’un pigeon qu’il déchirera pour fourrer son bec dans ses entrailles. Tout près, qui s’élève au milieu des toits, la tour carrée de la basilique Saint Paul et son campanile en fer forgé. Nous vivions et jouions autour d’elle. Elle fend le ciel et dérègle le temps. Tous les matins, je laisse ainsi s’attarder mon regard sur ses pierres blondes. Surgissent alors des images, des visages et des sons d’autrefois
12 h 15 ! C’est l’heure où les collégiens du centre-ville prennent d’assaut les bancs publics de la promenade des Barques et le petit mur du déambulatoire qui la sépare du canal de la Robine situé en contrebas. Par petits groupes, ils y déjeunent d’une salade, d’un paquet de biscuits ou d’un sandwich. Les filles montrent encore leurs épaules et leurs tailles nues ; les garçons, plus couverts, feignent le détachement et tournent autour bruyamment. Une heure ou deux d’insouciance, de confidences et de rires. De pleurs aussi, comme ces larmes de cette jolie petite brune assise sur un banc voisin du mien. Serrée contre son amie, qui l’écoute en silence, elle lui confie, à voix basse, son chagrin ; tandis que des passants passent devant nous, indifférents. Qu’importe ! Le monde, son agitation, ses remuements, ses guerres, n’existe plus pour elles deux en cet instant. Un halo de tristesse et de tendresse les entoure. Elles brillent. Et je les trouve belles. Je sais que ce moment ne durera pas, que l’obligation de rejoindre leurs classes dans quelques minutes s’imposera ; que reprendra le cours normal des choses et des apparences. Elles s’en iront alors avec leur secret, ce fil ténu et fragile que l’on nomme amour ou amitié…
Fort vent de Nord-Ouest, ce matin. Et froid ! Il entraîne vers la mer d’épais nuages bas et gris que trouent quelques rares puits de lumière. Les toits et les murs de la ville n’ont rien qui éblouissent les yeux. Leurs traits sont ternes, leurs formes plus lourdes. Comme celle des passants que j’aperçois de ma fenêtre. Le noir et le gris découpent leurs silhouettes. Ils marchent plus vite, le dos courbé. On dirait qu’ils portent le deuil d’un été sec et brûlant. L’automne n’a pas ses couleurs douces habituelles. Les choucas sont revenus qui, tous les soirs, à la même heure, disputent aux pigeons les tours Aycelin et de Saint-Just. Ils volent autour en criant, excités. Plus hauts, deux ou trois rapaces seront lâchés et fonceront sur des nuées d’étourneaux. Ils ne suffiront pas à les éloigner. Un homme tentera de les faire fuir en allumant des fusées. Elles feront un bruit épouvantable. Il fera nuit. Leurs yeux grands ouverts, des enfants trembleront sous leurs draps. Un sourire, une caresse les apaisera. Peut-être ! Trois fois rien. Comme, hier, cet homme perdu dans cette salle de détresse commune, venu vers moi, assis près de ma mère. Il a pris ma main du bout de ses doigts ; l’a regardée puis s’en est allé, le corps cassé. Sans un regard ! « Tu as des choses à faire Michel, il est temps de partir… ». Sur la route du retour, un coup de fil d’un ami. Il me parle de l’exposition d’Edvard Munch au musée d’Orsay. Son titre ? « Un poème de vie, d’amour et de mort ». Il ne pouvait pas savoir d’où je venais… Je lui ai dit que j’irai la voir aussi…
Hier après-midi encore, j’étais sur la plage un livre à la main. Il faisait beau. Pas un nuage pour adoucir la lumière, mais un léger vent marin pour rafraîchir le corps. Assez proche, une jeune femme allongée sur une serviette « prenait le soleil ». Une forme sans vie, sans histoire. Comme abandonnée. Pendant quelques instants, j’ai imaginé deux ou trois choses d’elle. Un fantôme d’être, mais animé. Plus humain. Une large couche de nuages gris barrait l’horizon. Le vent avait forci. J’ai posé mon livre sur le sable, et je me suis couvert d’une serviette ; et j’ai laissé mon esprit à la traîne ; à l’abandon. Demain et les jours suivants seront plus frais et pluvieux. Il faudra sortir des armoires des vêtements plus épais, plus lourds. Ce sera la fin de l’été. Des jours suivront. Je jouirai d’une mélancolie vague et douce.