J. est une de mes connaissances. Je le rencontre tous les matins – ou presque ! Et très souvent assis sur le même banc public de la place de l’Hôtel de Ville à l’abri du vent du Nord. Il y « passe le temps », dit-il, et ne sort de son mutisme contemplatif que pour commenter parcimonieusement les prévisions météorologiques et la petite actualité locale, surtout nécrologique. Un état d’esprit habituel que la « crise sociale » et politique ouverte avec la réforme des retraites a cependant profondément transformé. Rajeuni, J. semble en effet avoir retrouvé les accents et la véhémence du jeune militant socialiste zélé qu’il était lorsqu’il exerçait son métier de conseiller à la CPAM de Béziers. Sans pour autant dépasser les frontières du raisonnable que lui commande aujourd’hui une espérance de vie qu’il sait statistiquement et biologiquement bornée. De sorte que son espoir de « changer la vie » fait désormais place à un sentiment confus et bien naturel d’en jouir le plus longtemps et le plus intensément possible. Un désir que ses genoux en très mauvais état contrarient, se plaint-il. Surtout les jours de « marin » qui, comme nul ne l’ignore, ici en tout cas, réveille douloureusement des articulations sévèrement rongées par l’usure du temps ou l’arthrose, notamment. Ce qui sans doute explique aussi sa participation exclusivement assise et bavarde aux mouvements sociaux du moment ; mais qui ne l’a toutefois pas empêché de s’envoler pour les Canaries, en février, et ne l’empêchera pas de se rendre en Suède, cet été, pour se rafraîchir, me disait-il, ce matin encore. Il fait trop chaud, ici : c’est épouvantable ! Je l’écoutais ainsi me vanter les vertus thérapeutiques de ses voyages tout en pensant distraitement à cet article du journal le Monde lu un peu plus tôt au moment du petit déjeuner. Article qui m’avait réjoui tant son titre que son contenu exprimaient, s’agissant des intentions de voyages de nos compatriotes, une désolante incompréhension de leurs envies si peu citoyennes et pour tout dire écologiquement irresponsables. Quoi ! malgré l’inflation et la baisse de leur pouvoir d’achat, les tour-opérateurs faisaient le plein de réservations pour l’Europe du Sud, les Etats-Unis et le Canada avant les vacances d’été ! Et se faisaient les complices vénaux de clients insoucieux de leur catastrophique bilan carbone, qui plus est, soulignait habilement l’autrice en question. Comme si elle découvrait, soudainement chagrine et exaspérée, que les Français n’étaient pas forcément tous en colère, désespérés, angoissés ; sans le sous et sans désir de voyager ; elle-même finalement victime de l’effet de loupe sur la réalité sociale et politique, inconscient, au mieux, ou démagogique, manipulatoire, mais très vendeur, au pire, que son « journal », notamment, et tant d’autres médias ne cessent de présenter à leurs lecteurs ou auditeurs. Midi sonnait quand j’ai quitté J. Je le sais doté d’un solide appétit, aussi lui ai-je recommandé – il est en « surpoids » ! – sur un ton gentiment ironique, d’alléger ses repas pour soulager ses genoux. Qu’ainsi, ils le porteraient plus longtemps et plus loin. Qu’espérer d’autre, en effet !
Il est 10 h 30 et j’admire le somptueux mélia couvrant la totalité du cadre d’une des deux grandes fenêtres de la cuisine. Il ondule pesamment, mais gracieusement, sous la poussée modérément forte d’un vent du Nord plutôt frais. Ses premières fleurs étoilées rose-lilas et ses fruits en forme de boules couleur miel percent sous le vert de son abondante frondaison. Dans quelques jours, il dispersera autour de lui un parfum lilas poudré, puissant et généreux. Un couple d’hirondelles joueuses traverse ce décor à vive allure, au ras des vitres. Elles nichent au-dessous du chéneau. Tous les ans, j’assiste ainsi, heureux, à ce merveilleux spectacle. Rien de change ! Devant moi, sur la table, la tasse de café que je viens de boire et le livre d’Emmanuel Berl que je viens de refermer après avoir lu ses dernières pages : « Présence de morts » *. Qui puis-je ? Quand je l’ai ouvert la semaine dernière, je ne pouvais imaginer qu’il toucherait ma sensibilité récemment blessée par les décès de personnes admirées ou connues, ou pas, d’ailleurs, et que j’en terminerai la lecture aujourd’hui : 8 mai. Avant de refermer ce livre, disais-je, ce livre écrit dans un style élégant, net et précis, je me suis attardé sur ce passage souligné de traits irréguliers tracés au crayon noir en pensant notamment aux innombrables articles et commentaires publiés ici ou là après l’annonce du décès de Philippe Sollers.
« Nous trahissons les morts en les oubliant, et nous ne pouvons pas penser à eux sans les trahir ! Nos fidélités s’avèrent d’autant plus abusives qu’elles sont plus ferventes. Le survivant finit par croire qu’on viole les volontés du mort, quand on résiste aux siennes. Sa piété tourne en idolâtrie ; il se figure adorer un disparu, quand il se prosterne devant ses propres passions. » (page 122)
*Publié en 1956, il a été réédité en 2019, dans la collection « l’Imaginaire » de Gallimard.
Elle s’appelait Jade. Jade Rabier. Elle était jeune et jolie. Elle avait décidé très tôt de donner une partie de sa vie pour sauver celle des autres ; en toutes circonstances, de leur porter secours. Quel qu’en soit le prix ! Son sourire, timide, tendre et volontaire, exprimait comme une évidence de belles qualités de cœur. Du courage et de l’endurance aussi. Elle avait 22 ans. Elle était sapeur-pompier volontaire à Narbonne et a perdu sa vie lors d’un accident en dehors de son service. On pense alors à ses parents, à leur immense tristesse. À ses amis, ainsi qu’à tous ces jeunes et moins jeunes « soldats du feu ». On pense aussi à la futilité, à la bêtise, et à la théâtralisation des « informations » qui circulent souvent sur les réseaux sociaux. On pense encore au spectacle donné par tous ces désespérés mondains, amoureux des grandes et vagues « idées » du moment qui ricanent sur les chaînes de télé et les radios. Et puis on pense surtout à toutes ces jeunes filles et ces jeunes garçons qui n’aspirent qu’à servir ; qu’à servir en prenant tous les risques dans l’anonymat du plus grand nombre et des médias. Je ne connaissais pas Jade, ni ses parents. C’est en consultant le fil d’actualités de Facebook courant sur mon écran que j’ai vu son visage et appris son décès. Il m’a bouleversé. Il m’a bouleversé, comme tout ce qui soudainement nous rappelle la valeur d’une idée, d’un engagement, d’une vie. Et qu’on oublie. Par habitude. Ou indifférence…
« L’ancien président de la Fédération française de rugby (FFR) Bernard Lapasset est mort, mardi 2 mai, vers 22 heures, a annoncé la FFR mercredi matin. » Il était 8 h 30, quand j’ai lu sur l’écran de mon smartphone cette « alerte » du journal le Monde. Le temps s’est alors arrêté. Brutalement. Plongé dans ma mémoire, triste et silencieux, j’ai laissé venir à moi celui de ma jeunesse. Et que d’images ; que d’images encore fraîches et bienfaisantes ! C’était un temps où, jeunes provinciaux « déracinés », nous nous retrouvions, Bernard et moi, sur les mêmes terrains de rugby de la région parisienne. Nous jouions alors dans la même équipe « corpo » des « Douanes ». Il était troisième ligne centre, j’étais à son aile, droite ou gauche, selon. Cette magnifique équipe était pour nous, dans cet univers parisien sombre, froid et humide, une seconde patrie de cœur. On y trouvait un même esprit de camaraderie ; de mêmes accents ensoleillés ; une chaleur qui terriblement nous manquaient dans nos vies banlieusardes étriquées, abstraites. Ces moments étaient des moments heureux, n’est-ce pas Alfred, André, Jean-Claude, Jean-Paul… Bernard ? Il faut que je vous le dise, mes amis : ces moments m’ont toujours accompagné ; ils étaient, sur d’autres routes professionnelles plus solitaires et risquées, mon viatique de fraternelles réjouissances de corps et d’esprit. J’ai retrouvé Bernard beaucoup plus tard. Les années avaient passé. Nombreuses ! Il venait d’être élu Président de la FFR avec la volonté de professionnaliser le rugby. Je suis alors « monté » à Paris et avons déjeuné ensemble. J’avais beaucoup changé, lui aussi. Il s’est un peu moqué de mon allure soignée de « techno ». Mais son sourire bienveillant et sa voix étaient les mêmes. Depuis, de loin, je prenais de ses nouvelles. Je le savais malade, souffrant, l’esprit égaré. Il avait 75 ans. En cet instant, celui où j’écris ces lignes, je nous revois encore dans les vestiaires de je ne sais plus quel stade. Vincennes, peut-être ! Nos adversaires étaient ceux du Crédit Lyonnais. Plus costauds et mieux vêtus, nous leur avions pourtant donné une sérieuse raclée. Haroun Tazieff était en deuxième ligne dans cette équipe de banquiers. T’en souviens-tu Bernard ?
Il avait 96 ans. Je le croyais immortel. Il était beau. Sa voix, douce et virile, touchait les cœurs. Son visage aux traits purs, sa longue silhouette, sa façon de se déplacer sur scène, tout chez lui exprimait une grande noblesse de caractère. Il était la classe incarnée. Naturelle, rayonnante. Il était tout cela aussi qu’il mettait au service d’une sensibilité civique sûre de ses droits. J’aimais cet homme. A un ami, je disais ma peine. Et m’interrogeais avec lui sur notre époque, si elle pouvait nous présenter un tel être aussi exceptionnellement simple et doté de tous les talents artistiques et humains.
Picasso Pablo (dit), Ruiz Picasso Pablo (1881-1973). Paris, musée national Picasso – Paris. MP72. Partager :ImprimerE-mailTweetThreadsJ’aime ça :J’aime chargement… […]