11 heures ce matin ! Beau temps assuré ; quelques minutes d’hésitation ; et puis l’envie soudaine de dépaysement à moins de deux heures de route ; de pan con tomatas et de jambon ibérique ; de petits poissons fris ; d’une vraie sangria… Direction Rosas ! Ma dernière virée dans cette cité datait d’au moins 15 ans. Une entrée de ville moderne et soignée, un front de mer sobre et élégant – très long aussi : parfait pour la promenade ! Agréablement surpris. Arrivée donc à 12h15, et, comme à mon habitude, une balade sans destination afin de « sentir » la ville. Quelques paroles banales avec un marchand de journaux – de Rosas, au moins trois générations, tient-il à me préciser… – Et ma question : « Donnez-moi le nom du meilleur restaurant de poissons, et tapas ». La Sirena, à trois pas ! Et de me préciser : « Ne vous fiez pas à son apparence ! »
Des années que je ne l’avais pas croisé dans les rues de Narbonne, mon « céleste clochard ». Il porte toujours son élégance naturelle! Cet hiver-là, il avait élu domicile dans l’entrée de l’ancien magasin de chaussures Gagnoud. En quelques jours, il l’avait transformé en un «confortable» abri tapissé de plusieurs couches de cartons, du sol au plafond. Ses collègues « sans-domicile-fixe » venaient régulièrement lui rendre visite. Des jeunes surtout! De ma fenêtre, tous les matins, je l’observais. Vers les 9 heures, il sortait de son refuge et ses premiers gestes étaient pour son chien.
Une salle d’attente : celle de mon médecin ! Ses murs gris et sa table basse recouverte de magazines défraîchis. L’ambiance y est un peu lourde, inquiète. Entrent deux personnes accompagnées d’un enfant. Elles s’assoient, le petit garçon entre elles. Pressé, il plonge sa main dans un sac en plastique, en sort un livre et le tend à son « papy ». Puis un autre qu’il offre à sa « mamie », tout sourire. Cela fait, il se cale bien droit sur sa chaise, inspecte une dernière fois le fond de son sac, et en tire un jeu vidéo. Trois personnes me font face, plongées dans des « imaginaires » discordants. Deux mondes aussi qui s’éloignent rapidement l’un de l’autre…
Deux jours dans les Albères. Le premier pour y fuir une fête de la musique devenue tyrannique et vineuse, le second pour me rendre à Céret pour y retrouver l’amiHenri Sicre.
Cela faisait des années que nous ne nous étions pas revus. À la retraite désormais (quatre mandats de député quand même!) et détaché de la «parole» officielle du «parti», nous avons remonté le temps à l’ombre des platanes du «café des sports».
La politique le tient encore, quoi qu’il en dise, même si la chasse au gros gibier dans ses belles montagnes prend de plus en plus de place dans sa vie. Il ne désespère pas encore, en effet, à 76 ans (!), de faire tomber l’actuel maire « divers gauche » de Céret. «Assez falot, il est vrai !», précisât opportunément le patron du bistrot en posant nos deux tasses de café commandées sur la table. L’un de cette engeance commerçante cérétante qui, pourtant, avait fait campagne contre Henri: « son musée coûtait trop cher! ».
Ah! l’ingratitude et l’hypocrisie de la vie (!) politique, ces deux mamelles auxquelles s’alimentent les pharisiens qui en font métier, leurs obligés et leurs fidèles. Ne serait-il pas temps d’envoyer les dogmesau pilon, mon cher Henri, lui disais-je. De te débarrasser des mécanismes proprement religieux dont découlent, dans ce pays, les appartenances politiques. D’abandonner une bonne fois pour toutes cette mallette idéologique que nous fournissent les marchands du temple «démocratique» ― avec ses grandes dates, ses grands hommes, ses grandes citations… De vivre, enfin! De pratiquer cet athéisme politique auquel j’adhère désormais et que résume assez bien cette formule de Saint Augustin : « Aime et fait ce qu’il te plaît »…
– Mais Michel, c’est toute ma vie que tu me demandes de revoir! … – Mais non Henri, c’est tous les jours qu’elle se joue,toute ta vie…
Dieu qu’il faisait beau ce jour là, à l’ombre des platanes de Céret, en compagnie d’un ami si peu vu, hélas, ces dernières années…
Il ne fait pas très chaud. L’air est chargé d’humidité, mais le soleil est là pour deux ou trois heures au moins. Assis à la terrasse d’un café place de l’hôtel de ville, je lis un entretien accordé par Jacqueline Kelen au journal la Croix. En exergue cette phrase : « L’obsession thérapeutique risque de nous faire passer à côté du spirituel ». Un bruit de chaises m’en détourne. Deux femmes s’installent. L’une : « Je viens des urgences, ma fille déprime complètement…j’ai viré mon copain : pas gentil, méchant même… ». L’autre : « ma mère est morte…mon fils m’a envoyé paître…et ma belle fille, celle là… ». Arrive un petit monsieur. Bisous, bisous : « Je n’ai pas le moral moi aussi, mon ami est mort, j’ai payé les obsèques et sa sœur a pris tout le mobilier et la télé. Un grand écran… ». Les deux : « Un grand écran, non ? » Abattu, je replonge dans mon journal et lis : « Au psychanalyste on raconte les offenses subies ; au prêtre on dit les offenses commises. » Peut-être ! Mais cet après midi, il suffisait d’une table, trois chaises, trois cafés et d’une présence indiscrète… mais attentive pour qu’elles soient crûment exposées.