La scène se déroule chez les Verdurin. Brichot parle tout le temps. Saniette pense pouvoir garder le silence afin d’éviter les brocards des Verdurin. Mais Brichot finit par l’interpeller. Il répond, bafouille. L’occasion attendue par M. Verdurin. Le « massacre » de Saniette peut commencer :
« D’abord on ne comprend pas ce que vous dites, qu’est-ce que vous avez dans la bouche ? » demanda M. Verdurin de plus en plus violent, et faisant allusion au défaut de prononciation de Saniette. « Pauvre Saniette, je ne veux pas que vous le rendiez malheureux », dit Mme Verdurin sur un ton de fausse pitié et pour ne laisser un doute à personne sur l’intention insolente de son mari. « J’étais à la Ch… – Che, che che, tâchez de parler clairement, dit M. Verdurin, je ne vous entends même pas. » Presque aucun des fidèles ne se retenait de s’esclaffer et ils avaient l’air d’une bande d’anthropophages chez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang. Car l’instinct d’imitation et l’absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu’un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans un cercle où il est admiré. C’est de la même façon que le peuple chasse ou acclame les rois. » (Sodome et Gomorrhe)
René Girard commente ce passage dans « Mensonge romantique » en disant, je résume, que toute l’anthropologie de l’humanité était là, et beaucoup mieux dite que dans n’importe quel livre d’anthropologie. Quant à moi, et sans doute pour cette raison, et pour avoir fait ce même constat en de nombreuses circonstances de ma vie professionnelle et sociale, notamment, sa lecture m’a d’abord effrayé pour s’inscrire ensuite durablement dans mon esprit. Nulle part ailleurs en effet n’a été observé et disséqué aussi finement à partir d’un petit phénomène mondain insignifiant, la violence, la cruauté inhérente à toute « foule » socialement constituée – quelle qu’en soit la taille et les constituants sociologiques. Et dans quel style !
« Ce n’est un secret pour personne : Carole Delga veut prendre la direction du PS après la présidentielle et les législatives qui suivront. Prendre est d’ailleurs un bien grand mot tant la séquence électorale à venir devrait être la pire jamais subie par ce parti depuis sa naissance à Épinay-sur-Seine. Disons alors cueillir ce qu’il en restera. Il lui faut donc, après avoir conservé la Région, sans LFI et EELV, en 2021, doper son image dans sa stratégie de prise de contrôle de la direction du PS en présentant aux militants et cadres du parti un bon bilan électoral à la présidentielle et aux législatives. »
J’étais debout devant la grande fenêtre du salon et buvais mon premier café face à des immeubles aux toits et aux façades gorgées d’eau. Le ciel – tourmenté –, les nuages – bas–, les rues – désertes –, et les arbres – nus –, tout était d’un gris lourd et sombre. Les jours précédents, un vent « marin » redoutable et de fortes pluies avaient occasionné d’importants dégâts dans la région, surtout sur le littoral et l’arrière-pays. La ville aussi en portait quelques traces. J’avais pu le constater la veille où profitant d’une accalmie en fin d’après-midi, j’étais sorti « faire des kilomètres », sans rencontrer personne, ou presque, à l’exception, sans en être toutefois certain, de deux femmes aux physiques indéfinissables camouflées sous d’amples et informes vêtements de pluie. Elles portaient des masques sanitaires et des chapeaux noirs en coton huilé et promenaient à petits pas leurs petits chiens qui, contrairement à leurs maîtresses, avaient l’allure et la truffe joyeuses. Un trait de caractère propre à l’espèce canine contrairement à la nôtre qui fait si souvent « la gueule », pensais-je. La nature est vraiment mal faite ! Cela dit, car plus discrets, plus reposants et moins encombrants, je préfère les chats. Mais je m’égare ! Du reste, je n’ai pas d’animal de compagnie… Je disais donc, pour revenir à mon propos introductif, que cette journée de lundi s’annonçait grise, sombre, humide et pesante. Aussi, rien ne me pressant, je retardai la sortie de cet état quasi somnambulique qui suit en général une nuit courte et un lever tôt et laissai mes pensées suivre le cours du chuintement de la vapeur s’échappant du filtre de la cafetière plutôt que celui des fils d’actualités sur les chaînes de « télé », les radios et autres réseaux sociaux. Je ne supporte plus les images, les mots et commentaires, toujours les mêmes, de « nos correspondants de presse en direct de Kiev ou d’Odessa » ou les analyses « de nos experts militaires » en tout genre ou bien encore les opinions péremptoires de politologues et de stratèges facebookiens surexcités, notamment. Et puis à quoi bon en débattre ? J’ai, pour ce qui me concerne, écouté et lu, réfléchi. Mon opinion sur cette guerre est désormais faite. Je l’ai fait aussi, à l’occasion, connaître, comme j’ai fait aussi mon choix, lui définitif, pour l’élection présidentielle…
Bien plus tard, dans la matinée, il devait être 11 heures, je suis tombé sur Isabelle dans le couloir du rez-de-chaussée de mon petit immeuble. Elle venait de l’Hôpital où sa mère Yvonne était hospitalisée et rejoignait l’appartement de celle-ci, situé juste au-dessous du nôtre. Yvonne était morte « cette nuit », apaisée, m’annonça-t-elle d’une faible voix. Cela faisait des mois que nous ne la voyions plus. Nous savions cependant, par ses enfants, l’évolution de sa « maladie ». C’était une femme forte qui s’intéressait aux arts et aux livres. Elle avait dirigé un collège de la ville, connaissait beaucoup de monde et me brossait parfois, avec bienveillance et un brin d’ironie, le portrait de certains « notables » qu’elle avait eu comme élèves. Cet hiver, je n’ai pas pu déposer sur le bahut ornant son palier, comme je le faisais souvent les années passées, un bol de soupe chaude. Un bouquet de fleurs aussi pour son anniversaire. C’était le 6 mars, elle venait d’entrer dans sa quatre-vingt-quatorzième année…
J’ai terminé ce matin le dernier Houellebecq : « anéantir ». C’est long, mais je ne me suis pas ennuyé. Je ne l’ai pas lâché et l’ai lu en continu, toujours pressé de connaître la suite. Houellebecq sait raconter des histoires. C’est bien écrit aussi : il y a du rythme, de la cadence. Et puis il me provoque, m’agace, m’oblige à réfléchir. Et me fait rire, souvent ! Comme à son habitude, Houellebecq, nous embarque dans une dystopie à court-terme. On est en 2027, dans une France en déclin, en pleine campagne présidentielle. Le personnage principal, Paul Raison, est un mâle blanc occidental plus ou moins dépressif et sexuellement misérable, enfoncé dans une crise conjugale sans fin. ENA et Polytechnique, il officie au cabinet du Ministre de l’Économie : Bruno Juge, son ami. Un Paul Raison qui se contente de vivre sans foi, sans interrogation spirituelle. À 50 ans, atteint d’un cancer de la bouche, il ne peut plus s’échapper. Comment repousser la mort, comment nous vivons celle de nos proches ? L’histoire finit évidemment mal, mais Houellebecq nous offre dans ce roman une fin sublime où s’efface l’intrigue politique initiale. Une fin dans laquelle Paul Raison et sa femme Prudence retrouvent un amour total : physique et spirituel. Dans un entretien accordé au Monde, Michel Houellebecq affirme : « Il n’y a pas besoin de célébrer le Mal pour être un bon écrivain ! Dans mes livres, comme dans les contes d’Andersen, on comprend tout de suite qui sont les méchants et qui sont les gentils. Et s’il y a très peu de méchants dans « Anéantir », j’en suis très content. La réussite suprême, ce serait qu’il n’y ait plus de méchants du tout ! » Il y en a très peu, en effet !
Quelques notes au hasard :
« Ce qui le surprenait à présent était d’avoir pu supposer un instant qu’Indy exerçait son métier de journaliste par conviction, qu’une conviction quelconque, même, avait pu un jour lui traverser l’esprit ; rien de ce qu’il savait d’elle ne confirmait cette hypothèse. À L’Obs elle avait surtout traité de trans, de zadistes, voire de trans zadistes, c’était son rôle de journaliste de société, mais au fond elle aurait aussi bien pu consacrer ses articles à des néo-cathos identitaires ou à des pétainistes véganes, ça n’aurait fait aucune différence à ses yeux. Enfin elle se taisait pour l’instant, c’était déjà ça. »
« Sérieux et travailleurs, Bruno et Hervé aimaient tous deux leur pays, ils se situaient pourtant dans des camps politiques opposés. Paul savait que ces réflexions étaient vaines, il se les était déjà faites des dizaines de fois, sans parvenir à un résultat appréciable. La situation ne lui apparaissait pourtant pas tout à fait symétrique. Il partageait l’engagement de Bruno, il voterait lui aussi Sarfati aux deux tours, mais il était conscient que c’était un non-choix, un ralliement banal à l’opinion courante. Ce choix n’était cependant pas absurde, le choix majoritaire est parfois le meilleur, de même que dans les restaurants routiers il est en général préférable d’opter pour le plat du jour, sans que cela ne mérite de donner lieu à des échanges passionnés, et leurs conversations politiques non plus, au cours de ce week-end, n’eurent rien de passionné. »
« Le dimanche matin, ils avaient prévu de rendre visite à Anne-Lise ; ils en revinrent enchantés. Elle avait un joli studio près du Jardin des Plantes, aménagé avec goût. Elle soutiendrait sa thèse dans moins d’un mois, et pensait obtenir un poste d’assistante dès la rentrée. En résumé elle s’en sortait bien, ils n’avaient aucune raison d’être inquiets pour elle. En effet, songea Paul, cette jeune fille conduisait sa vie avec une intelligence et une rationalité remarquables. Il ne pensait pas qu’à long terme la rationalité soit compatible avec le bonheur, il était même à peu près certain qu’elle conduisait dans tous les cas à un complet désespoir ; mais Anne-Lise était encore loin de l’âge où la vie l’obligerait à faire un choix, et à prononcer, si elle en était encore capable, ses adieux à la raison. »
« Pour les chrétiens, les élus s’éveilleraient dans la lumière éblouissante de la Jérusalem nouvelle, mais Paul au fond ne souhaitait pas contempler la gloire de l’Éternel, il avait surtout envie de dormir, avec peut-être parfois des moments de demi-réveil, quelques secondes pas davantage, le temps de poser la main sur le corps de l’aimée étendu près du sien. Ils auraient parfaitement pu se perdre ce jour-là, d’autant que la forêt était déserte, ce qui était même surprenant pour un dimanche après-midi. Ils marchèrent longtemps, sans qu’il ne ressente la moindre fatigue. Les feuilles d’automne jonchaient l’allée en couches de plus en plus denses, de plus en plus belles, et ils finirent par s’arrêter pour s’asseoir contre un arbre. Ce n’était pas encore tout à fait la saison de la mort, se dit Paul, les couleurs autour d’eux étaient trop chaudes, trop éblouissantes, il fallait attendre que les feuilles ternissent, se mélangent à un peu de boue, et aussi qu’il fasse plus froid, qu’on commence à ressentir tôt le matin, dans l’atmosphère, les prémices du long gel hivernal, mais tout cela aurait lieu dans quelques semaines, quelques jours, alors ce serait en effet le moment des adieux. Ses pensées l’avaient entraîné tout à fait au-delà de la réalité présente, et ce fut sans même y penser qu’il demanda à Prudence : « Tu seras prête, ma chérie ? »
Je ne connais pas Quentin Estrade. La seule chose que je sache de lui, largement relayée par la presse locale, est qu’il est jeune : 25 ans et qu’il est médecin interne en cardiologie. Un succès universitaire et professionnel qui couronne un parcours scolaire et universitaire brillant. Je ne le connais certes pas, mais je ne pense pas me tromper en disant que ce jeune garçon est très ambitieux et qu’il a dû penser très tôt qu’il avait un grand avenir politique devant lui.