Archives de l’auteur

Et ce soir?

 

unedelerm-629332-jpg_431608.jpeg

 

« Et ce soir ? »

– Ah ! non, mercredi prochain, je suis en séminaire. Le mercredi suivant, alors ?
– Là, c’est moi qui ne vais pas pouvoir. Je dois garder les enfants de ma soeur.
Il faut bien en convenir. Les projections dans l’avenir sont de plus en plus complexes, même dans les vies apparemment les plus libres, les plus simples. Est-ce seulement le rythme imposé par la société, ou la réponse rassurante donnée à un risque existentiel ? En tout cas, le résultat est là : un maillage des jours de moins en moins lâche, qui peut aller de la tyrannie obligatoire du travail envahissant jusqu’aux contraintes des cours de karaté ou de piano pour les petits, jusqu’à celles du club de généalogie ou d’aquagym pour les plus âgés. De plus en plus difficile de passer par surprise, tant le risque est grand de tomber mal ou de trouver porte de bois. Déjà, le simple appel téléphonique doit s’accompagner d’un « Je ne te dérange pas ? » qui va parfois jusqu’à l’affirmatif « Je te dérange ! ».
Alors, devant le panorama inextricable de toutes ces choses à faire, de tout ce prévu, de toutes ces agenda, au sens le plus latin du terme, un des protagonistes finit par lancer, comme une incongruité désespérée, mais avec une petite excitation déjà conquérante :
– Et ce soir ?
Ce soir ? Touché par ce direct à l’estomac, l’autre reprend les deux derniers de ces trois mots, les fait planer dans l’espace. Ce concept outrecuidant d’une proposition quasi immédiate doit d’abord passer dans une phase d’apesanteur, de dématérialisation sémantique. Mais un sourire se dessine bientôt au coin des lèvres. Ce soir ? Oui, après tout, pourquoi pas ? C’est incroyable, je suis libre et toi aussi. Comment n’y avions-nous pas pensé plus tôt ?
C’est comme si on revenait avec bonheur à une vie d’autrefois où l’on pouvait se voir au débotté, sans projection préliminaire. Finalement, le temps ne nous a pas mangés. Ce soir, on peut toujours.

 

 

Chronique du Comté de Narbonne.

 

 

 

Mardi 10 juillet de l’an 2012,

Le gazetier en chef du « Tirelire » narbonnais, Manuel Decuel entrerait-il en résistance, mon oncle ? Un billet au vitriol signé de sa main visant le Château, son Comte, son intendant et son porte plume en chef Patrick de la Natte semble aujourd’hui l’attester. A son dire, le trio exercerait des pressions afin de nuire à la liberté d’expression et d’action de la presse ; il voudrait empêcher notre nouvelliste d’aller chercher à sa guise, auprès de ses « sources », l’information soigneusement cachée sous la foisonnante communication comtale. Comme en son temps son irascible collègue Patrick de la Natte qui, présentement, déploie tous ses talents pour la couvrir d’une avantageuse montagne de papiers glacés. Il est payé pour ça, précise-t-on chez les cyniques ! Et très bien, se gausse-t-on chez le sieur de la Brindille entre amateurs de cigares aux exotiques arômes . Ce qui donne du prix à la haute opinion qu’il se faisait de lui même et de sa vocation d’œuvrer pour le « Bien Public », quand il se lâchait quotidiennement sur le Duc de Lemoyniais, alors régnant sur nos terres narbonnaises. Nous voilà donc dans une bien étrange situation, mon oncle, avec, au château, l’ancien gazetier en chef  de la Natte « enfumant » l’opinion et, dans ses anciens bureaux, son successeur, qui prétend l’éclairer. Plus personne n’accordant la moindre parcelle de crédibilité à nos feuilles comtales, il était temps que s’affirmât enfin un sursaut de dignité rédactionnelle. Au risque de nous intéresser qu’aux brèves rubriques nécrologiques, les seules où l’information semble assurée de quelque vraisemblance. Ce que nos anciens résumaient par l’adage bien connu : « Le Tirelire quatre pages et rien à lire. ». Le rêve du Comte, qui  voit dorénavant  tout en grand comme un joueur de castagnette, de régenter l’information de la dite gazette, semble donc tourner à l’investissement improductif.  Et selon une immuable loi bien connue des gens de pouvoir, le sieur Decuel devrait multiplier son zèle à démentir toute allégeance à proportion des intentions qu’on lui prêtait de vouloir s’y complaire. Les temps qui viennent seront propices à cette soudaine transgression d’un « ordre moral et politique » dont  rien pourtant ne paraissait en pouvoir déranger l’ordonnance. Mais la guerre des deux roses et la dissidence de Bodorniou ont profondément divisé les élus, les cadres et les agents du Comté ; les anciens comme les nouveaux. Des fissures apparaissent dans «  l’appareil » comtal : on administre des règlements de compte à tous les étages et des bouches longtemps cousues s’ouvrent à d’autres oreilles, ce que le nouvel intendant, au physique d’abbé, formé chez les mousquetaires du Roi à l’inconditionnelle obéissance, s’efforce vainement de faire taire. C’est Alain de Pareo qui doit apprécier ! De tout cela, qui n’est pas propre à cette gestion comtale, mon oncle (la couleur des oriflammes est indifférente en effet au souci de tout pouvoir de s’assurer le silence et la complaisance de ses sujets), et des vrais enjeux de pouvoir au sein de cette maisonnée, Manuel Decuel devrait pouvoir nous en informer ; que risque-t-il sinon le déshonneur ! Après tout, mon oncle, c’est son métier. Mais peut-être que je rêve et que cette humeur d’un jour n’était qu’une simple diversion. Une de plus ? Patientons donc, et réservons notre jugement pour plus tard, sans désespérer que des esprits libres enfin osent faire entendre leur voix.

Avant hier, mon oncle, je dînais chez l’ami Sylvain, au « Tournebelle ». On y mange des « plats » simples et de qualité dans une ambiance calme et détendue. A portée de regards, de lourdes et paisibles péniches, comme une invite à de mols et langoureux voyages. Ce soir là, la lune était rousse au dessus de la Clape ; dans les rizières, sa lumière  les fardait d’une étrange couleur ; un héron solitaire, traversant son image, soulignait de son vol lent la beauté de cet instant. Un moment suspendu, comme une phrase, quand on aurait trop de choses à dire.

Je t’embrasse !

 

Ne ressembler à personne d’autre ?!

      images.jpeg

 

Mes pages:

 

Le Secret (French Edition) de Wilkie Collins – Surlignement Emplacement 1431-45, sur ma Kindle.

 

« On a défini l’homme « un animal imitatif, » et l’exactitude de cette définition se trouve surtout justifiée par la condamnation que ne manque jamais d’encourir tout membre de l’espèce assez hardi pour être lui-même et ne ressembler à personne autre. L’homme est partie intégrante d’un vaste troupeau : malheur à lui si sa laine n’est pas de la couleur ordinaire ! Il lui faut boire quand le reste boit ; partir quand le reste part. Ses semblables venant à s’effrayer devant un chien et à décamper du pied droit, il faut qu’il s’effraye aussi et décampe de même, du pied droit, non de l’autre. Si par hasard il n’a pas peur, ou si, prenant la fuite, il se permet une autre allure, il demeure démontré, dans l’opinion, qu’en lui quelque chose cloche et demande à être réformé. Qu’un homme, en plein midi, s’avise de parcourir Oxford-Street dans toute sa longueur, le plus tranquillement et le plus décemment du monde, sans le moindre égarementdans les yeux, la moindre irrégularité dans l’attitude et les gestes, mais sans son chapeau ; et allez-vous-en demander ce qu’ils pensent de cet homme aux milliers de passants que vous rencontrez, le chef couvert de feutre. Combien d’entre eux, séparément interrogés, hésiteront à déclarer sur l’heure que ce promeneur est fou ? et cela sans autre preuve, que le témoignage de sa tête nue. Il y a plus : que cet homme aborde poliment, un à un, chaque passant ; que, dans les termes les plus simples et les plus nets, il leur explique ce qui, dans sa conduite, les étonne ainsi : que son chapeau le gênait, qu’il se sent la tête plus libre quand il est décoiffé ; combien de ses semblables, si prompts à le déclarer fou de prime abord, consentiront à changer d’avis après l’avoir entendu déduire ses motifs ? Pour l’immense majorité, l’explication sérieusement donnée ne sera qu’un supplément de preuve, une excellente confirmation du verdict porté contre l’intelligence de l’homme sans chapeau. »

Chronique du Comté de Narbonne.

Narbb

Lundi 1 juillet de l’an 2012,

Hé bien, mon oncle ! nous voilà donc, enfin, dans la gestion des affaires du Royaume. Notre bon roi François, qui nous avait promis de fesser l’opulente Mèrequel, s’en revient de Belgique avec quelques petites pincées d’écus pour relancer une hypothétique croissance et de grosses mesures d’austérité pour diminuer nos  déficits publics.

Se prévaloir de la nouveauté.

Gracian.jpg 

 

Mes pages: les 211 et 212 de cette version numérique de  » l’Homme de Cour  » de B. Gracian

 

 » Se prévaloir de sa nouveauté.

Car tant qu’elle durera, l’on sera estimé. Elle plaît universellement à cause de sa variété qui réveille le goût. On estime plus une chose commune qui est toute nouvelle, qu’une rareté que l’on voit souvent. Les excellences s’usent et vieillissent bientôt. Cette gloire de la nouveauté durera peu, au bout de quatre jours on lui perdra le respect. Prévaux-toi donc des prémices de l’estime, en tirant à la hâte tout ce que tu peux attendre d’une complaisance passagère; car si une fois la chaleur d’être tout récent vient à se passer, la passion se refroidira, et ce qui plaisait comme nouveau, déplaira comme commun. Chaque chose a eu son temps, et puis a été négligée. »