Je ne me souviens pas de son nom. De son apparence physique, quelques traits seulement paraissent depuis peu et fort distinctement à mon esprit. Comme un appel auquel j’aurai longtemps été sourd. Mais qui, devenu insistant, prend enfin tout son sens. Je sais d’elle qu’elle était grande et mince, que ses yeux étaient clairs et son visage lumineux. Je sais aussi qu’elle avait de longs cheveux noirs ; je sais surtout qu’elle était belle, qu’elle brillait dans cette salle de classe où elle enseignait le français et que le contraste était saisissant avec la sévérité esthétique et républicaine d’une salle dans laquelle nous étions tous revêtus de la même blouse grise d’épicier. J’étais alors un jeune adolescent dont les mots et les phrases quittaient mes lèvres à une vitesse folle, dans le plus grand désordre. Longtemps, en effet, je fus inaudible ou presque et cette jeune et jolie enseignante, dans ce malheur, a peut-être été, paradoxalement, à l’origine de ce goût immodéré pour les « lettres ». Je lui dois sans doute aussi de n’avoir plus à subir les souffrances et vexations consécutives à mes défaillances élocutoires. Il a suffit pour cela d’une scène que je revois encore, comme dans un halo. Elle était là, sur son estrade, debout derrière son bureau, impériale et rayonnante de beauté ; elle nous rendait les copies d’une dissertation, avec ses commentaires et ses notes. J’étais très fier de la mienne ! J’attendais avec impatience son jugement. Il fut terrible ! Mon travail, me, dit-elle, avec un demi-sourire d’une extrême élégance, « n’était pas personnel : il ne méritait qu’un zéro. » Je crois, sans en être pourtant totalement assuré, n’avoir jamais vécu d’injustices aussi manifestes – et traumatisantes. Comment pouvait elle savoir, cette très belle personne, que mes parents, depuis les cours élémentaires et moyens, ne pouvaient m’accompagner et m’aider dans ma scolarité au collège ; que nous n’avions pas de livres à la maison ; que nos échanges, en famille, se limitaient à l’expression des besoins les plus élémentaires de la vie courante. Et puis, et puis c’était un temps où l’autorité professorale était entière : rien n’était accordé aux jeunes collégiens, surtout pas la parole ; et la mienne était de surcroît beaucoup trop imparfaite. Longtemps j’ai tu cette histoire. Mais l’âge avançant elle revient souvent à ma mémoire ; et je sais à présent qu’elle est pour beaucoup dans cet amour et cette peur mêlés des mots, des belles phrases. Comme elle est pour beaucoup dans ce désir d’en faire ; d’en faire désormais sans crainte d’aucun jugement.
Ciel bleu, pas de vent ce matin. Une ville calme, quasi silencieuse. L’heure est aux oiseaux : tous en chasse, ça crie, chante : un festin . Rien d’autre ne compte dans l’instant, sinon cette dernière gorgée de café, le regard perdu au dessus des toits. « Je n’ai jamais désiré plaire à la foule : car ce qui lui plaît, je l’ignore ; et ce que je sais lui est est incompréhensible. » Épicure (Dans « Lexique » de Jean Grenier, édité chez Fata Morgana p. 48)
Dans le monde d’avant celui-ci – bien avant –, dans le monde de mon enfance, précisémen, « sortir » de chez soi le dimanche était un évènement, pour ne pas dire une « fête ». Le matin ou l’après midi et quelles qu’en fussent les raisons, domestiques, privées ou sociales, nous « sortions », en effet ; mais nous ne sortions pas de n’importe quelle manière.
Nouvelles du monde d’après.
L’appel lancé par la FNSEA au mois d’avril, pour prêter main-forte aux agriculteurs dans les champs : « desbraspourtonassiette » , avait soulevé un grand enthousiasme. Près de 300.000 candidatures avaient été enregistrées. La preuve, selon de nombreux commentateurs, qu’avec cette crise sanitaire, les mentalités et le monde étaient en train de changer. Nous sommes à la fin mai et 5.000 contrats seulement ont été signés. Les citoyens-consommateurs rêvés par Hulot et Jadot sont finalement restés à la maison et il sera nécessairement fait appel à la main d’oeuvre étrangère, comme dans le monde d’avant. Trop dur ! Et il fait si chaud…
5 heures ! Dehors tout est noir. La ville dort. Assis devant la grande fenêtre du salon, je bois ma première tasse de café. Très chaud et serré, comme d’habitude. J’aime ce moment où tout est silence. Rien ne se montre sur les vitres que la masse formée par trois grands arbres à l’odeur de lilas. Elle bouge à peine sous l’effet d’un léger vent du Nord. L’heure n’est pas encore venue pour lui de se lever. Il donnera alors sa pleine mesure. Le ciel sera très bleu et les martinets crieront. 6 Heures, il fait jour ! Tout est ouvert. Le vert des arbres, leur feuillage en mouvement rafraîchissent ma vue.J’entends un oiseau chanter ; pas longtemps : quatre ou cinq notes seulement. Mais il y a dans ce trille tout un monde de solitude. 7 heures sonnent. De ma terrasse, je vois le soleil effleurer la tour Aycelin. Le ciel est à présent très bleu et les martinets crient. Des éclats de voix se font entendre, comme venant d’un autre monde. Le vent enfin se lève qui au loin plie le haut d’un superbe peuplier