Moment de vie : lecture de la « Reine de cœur », d’Akira Mizubayashi.

     

   

Me.24.8.2022

Moments de vie. Lecture.

Avec son « Âme brisée », j’entrais, « hier », par le plus grand des hasards, dans l’univers romanesque d’Akira Mizubayashi. Une révélation qui m’a poussé à ouvrir un autre de ses romans : « Reine de coeur ». Pour y retrouver les mêmes qualités de forme et de style qui m’avaient tant séduit lors de ma précédente lecture. Akira Mizubayashi, pour ceux qui ont la chance de ne pas encore le connaître, est un romancier japonais qui écrit directement en français. Une langue qu’il maîtrise parfaitement pour la mettre au service d’une sensibilité et d’une esthétique, disons « japonaise ». Son style est élégant et sa prose simple et précise. Une sobriété de ton et de forme, caractéristique d’une conception de la vie soumise à la fugacité et au hasard ; à l’imprévu, l’aléatoire. En ce sens, on peut dire d’Akira Mizubayashi qu’il est un classique français demeuré « philosophiquement » japonais.

Dans ce roman, l’histoire qu’Akira Mizubayashi nous raconte commence en 1939. Jun Mizukami, jeune altiste, perfectionne alors son art à Paris et vit une belle histoire d’amour avec Anna, une jeune institutrice. Le Japon entrant en guerre, il doit regagner son pays « en proie à la folie belliciste, au désir d’expansion coloniale, à la politique fanatique d’un État militarisé ». Chacun emporte la moitié d’une photo déchirée en deux, formant des vœux que plus tard ils pourront la réunir. De leur dernière nuit ensemble naîtra une fille.

Dans le premier mouvement de ce texte composé comme une symphonie, l’on découvre Jun, en Mandchourie, sommé par son supérieur inculte et fanatisé d’exécuter au sabre, en lui tranchant la tête, un révolté chinois. Des têtes tombent dans des fosses creusées par les futures victimes, tandis qu’à des milliers de kilomètres des bombes pleuvent sur la France où Anna fuit Paris.

Quelques décennies plus tard, une jeune altiste, la petite fille d’Anna, Marie-Mizuné, se voit offrir par un inconnu, à la sortie d’un concert, un livre au titre énigmatique : L’oreille voit, l’œil écoute : « Un roman qui cherche à brosser le portrait d’un musicien résistant broyé par la violence de l’Histoire… Il est enrôlé dans l’armée, il est amené à connaître et même à commettre des atrocités, mais […] il fait tout pour ne pas perdre son âme, au risque de devenir fou… »

Plus elle avance dans sa lecture, plus Mizuné devine l’histoire d’un grand-père qu’elle n’a jamais connu mais qui, comme elle, était altiste avant d’être contraint de troquer son archet contre un sabre. Elle rencontrera, à son initiative, l’auteur de ce roman, un nommé Otto Takosch, un pseudonyme germanique sous lequel se cache en réalité un jeune japonais, Otohiko, qui se révélera être le petit-fils de Jun. De ce hasard miraculeux naîtra une nouvelle histoire d’amour. Les deux moitiés de la photo de leurs grands parents seront dès lors réunies et l’alto de Jun, lui aussi enfin retrouvé et restauré, renaîtra sous les doigts de Mizuné. Signé « Reine » par son luthier japonais, elle en fera sa Reine de cœur…

Comme dans « Âme brisée », la musique imprègne de bout en bout ce roman dont la forme, avec ses cinq mouvements, épouse celle de la huitième symphonie de Chostakovitch. Une symphonie qui exprime avec des moyens propres à la musique toute la violence de la guerre et ses effets ravageurs sur le psychisme humain – Admirables sont les pages qu’Akira Mizubayashi consacre à cette œuvre !

On ne lit pas seulement « Reine de cœur ». On l’écoute. Et on entend alors l’histoire de tous les personnages. La grande aussi. Celle dans laquelle ils « jouent » et risquent leur vie. Chacun, et tour à tour, soliste ou prisonnier des circonstances de l’époque.

La dernière page lue de ce roman envoûtant, je me suis précipité sur ma chaîne Hi Fi pour y insérer le CD de la symphonie concertante de Mozart. J’aime me laisser aller dans ces atmosphères mélancoliques. J’y puise l’énergie nécessaire pour résister à la violence, à la bêtise et à la laideur qui, tous les matins du monde, se présentent à moi ou se font bruyamment entendre. Aussi, le scepticisme doux d’Akira Mizubayashi, la virtuosité de ses compositions, la « beauté plastique » de sa prose et ses variations sur les thèmes de la fidélité, de l’amitié, de la transmission, de la résistance aux nationalismes porteurs de haine et de violences sont un précieux viatique par ces temps lourds et sombres. Lisez-le donc ! Écoutez-le !

       

On entend avec les yeux et voit avec les oreilles…

       

Di.22.8.2022

 

Dans la « Reine de cœur », que je lis en ce moment, Akira Mizubayaschi fait souvent dire à ses principaux personnages qu’ils entendent avec leurs yeux et voient avec leurs oreilles. Ainsi le monde leur apparaît comme une partition musicale sur laquelle s’inscrivent et se font entendre toutes leurs émotions, tous leurs  sentiments : des plus tendres jusqu’aux plus cruels… Une expérience qu’il m’est souvent arrivé de vivre. Comme ce soir où j’admirais les derniers éclats du soleil basculant de l’autre côté du massif de la Clape, dans la plaine Narbonnaise. Le ciel offrait un spectacle merveilleux. Le vent d’Ouest rendait l’air plus léger et le silence respirait à son souffle. Au premier plan se détachait un pin somptueux aux ailes cuivrées. Alors j’entendais une voix de baryton déclamer ces vers de Baudelaire : 

 

Sous les ifs noirs qui les abritent,

Les hiboux se tiennent rangés,

Ainsi que des dieux étrangers,

Dardant leur oeil rouge. Ils méditent.

 

Sans remuer, ils se tiendront

Jusqu’à l’heure mélancolique

Où poussant le soleil oblique,

Les ténèbres s’établiront.

 

Leur attitude au sage enseigne,

Qu’il faut en ce monde qu’il craigne

Le tumulte et le mouvement.

 

L’homme ivre d’une ombre qui passe

Porte toujours le châtiment

D’avoir voulu changer de place.

 

Charles Baudelaire : « Les Hiboux »

Illustration : Les Ayguades au crépuscule 

   

Moments de vie. Un été, deux belles rencontres…

       

Ma.16.8.2022

Moments de vie.

Ce soir-là, il était 19 heures, environ. Nous étions seuls, assis côte à côte, sur une plage enfin déserte. La mer s’étendait au loin, immense et agitée au-dessus d’abîmes sans clarté. Une image insaisissable de la vie sous un ciel infini et serein. À cette heure, la mer change de caractère. Les dernières vagues s’étalent loin sur le sable. Leur souffle ralenti et s’affirme, devient plus mélancolique. Et l’attente du crépuscule plus pressante. Nelly est venue vers nous pour échanger quelques mots, des mots avantageux à notre égard qu’elle énonce de sa voix toujours douce et fraîche. Nous voir lui donne du plaisir, nous dit-elle, et son plaisir en retour nous fait oublier nos âges. Comme Laurence, qui, cet été, pour la première fois, vint, elle aussi, vers nous, avec les mêmes mots bienveillants. Toutes deux sont belles. Elles sont jeunes, élégantes, et pourraient être nos filles. Dans son dernier roman « Place de la Trinité », Alain Monnier fait dire à son héros qu’on passe sa vie à attendre. Un train, une lettre, un enfant, le lendemain, que la nuit tombe, l’année prochaine… Alors qu’il n’y a rien à attendre, et qu’il faut juste s’accommoder de nous-mêmes. Sans espérance démesurée, sans lendemain qui chante… Mais à la condition cependant de rester ouvert et disponible à l’inattendu d’un beau geste, d’une belle rencontre… Nelly, qui était à genoux dans le sable à nos côtés, s’est levé tout en nous demandant la permission de prendre une photo. Elle s’est placée derrière nous et a tiré ce cliché. Je l’avais en tête avant même qu’elle me l’envoie. Il dit tout précisément de l’attente. Vaine, infinie ! Comme la mer. Pourtant chaque vague est différente. Chacune a son propre miroitement. Comme on peut le saisir aux hasards du temps et de la vie, un été, dans une silhouette en mouvement, un regard, une voix…

 

Photo Nelly Vivancos

   

La leçon de Sempé « — couché ! »

     

Sa.13.8.2022

Moments de vie.

Je me suis levé avec « la tête lourde. » Je la garde en général toute la journée. Dire que j’en souffre serait exagéré. Je n’en ressens pas les douleurs d’un migraineux. Une sorte de fatigue seulement dont la base du cou porte le poids. Alors les yeux se voilent et l’esprit s’épaissit. Cette lassitude n’est pas physique, mais plutôt, disons morale. Comment ne pas être plombé tout je jour quand au réveil s’impose l’image de millions de musulmans fanatisés justifiant la fatwa de Khomeini ou « comprenant » la tentative d’assassinat de Salman Rushdie par un des leurs, hier, à New York. Ou quand les besoins alimentaires du ménage m’entraîne au marché de Gruissan gros d’une foule irrespectueuse et débraillée où même des mémés ont les cuisses tatouées. Quand encore, à la terrasse de la boulangerie, je dois supporter des autochtones causant des gestes et de la voix du sauvetage d’un béluga à la dérive dans les eaux chaudes de la Seine. « Scandaleux… Tout ce pognon déversé (!)… Et je t’en foutrai … » Le Président de la République en faisant évidemment les frais. À les entendre, il serait incapable de modifier le climat, d’empêcher la sécheresse et les feux de forêt, d’arrêter la guerre en Ukraine et d’attirer la pluie… Difficile de s’extraire de cette humanité ! J’ai pourtant essayé en me plongeant dans les pages du Monde. En commençant par la dernière. Celle de l’édito. Las ! « La France doit se préparer au défi du grand âge ». Et ce constat accablant : entre 2030 et 2050, les 85 ans vont croître de plus de 90%. J’en serai ! En page 15, cependant, un remarquable texte de Francis Marmande sur Sempé. Il est mort le 11 août, à 89 ans. J’aimais son élégance, son intelligence et son ironie douce-amère. Génial dans la satire, dans la saisie d’un geste, d’une attitude, d’un instant, il excellait dans le décalage entre personnage et nature, individu et foule, bêtise et ambition, notamment. C’était à sa manière un de nos plus grands philosophes. Un poète aussi. Il aimait les chats et le jazz. Comme Francis Marmande qui, autrefois, publiait des chroniques dans ce même journal, sur le jazz, précisément, et la tauromachie. Chroniques érudites et savoureuses dont j’ai encore la nostalgie. J’écris ces quelques lignes au moment où passe devant moi un homme âgé, en short, torse nu. Il est maigre, pâle et plissé. Indécent. Oui ! Rien n’est facile en humanité. Il faut de la lucidité, de la pudeur, de la sincérité et tenter de la vivre, malgré tout, avec élégance et légèreté.

     

« Il y aura toujours un couple frémissant… »

   

Plage des Ayguades. Gruissan

   

[…]

« Il y aura toujours un couple frémissant

Pour qui ce matin-là sera l’aube première

Il y aura toujours l’eau le vent la lumière

Rien ne passe après tout si ce n’est le passant. »

Louis Aragon.

     

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