« 16 janvier 1943. Je me penche jusqu’à six fois par jour sur la radio, avec cette enfantine illusion que l’excès de mon attention va pouvoir faire avancer les événements. C’est ainsi que Valery, les première fois qu’il voyageait un chemin de fer, poussait de toutes ses forces la paroi d’avant du wagon, pensant par cet effort, me racontait-il concourir à celui de la locomotive et accélérer la marche du train. »
André Gide. Journal. Une anthologie. Folio. Page 421
*C’est une habitude matinale ! Après un premier café, je prends au hasard un livre dans ma bibliothèque ou sur mon bureau, ou ailleurs, et lis une page prise, elle aussi, au hasard…
J’ai lu sur la page Facebook d’un « ami » cette phrase de René Char : « Vivre, c’est s’obstiner à achever un souvenir. » Depuis, elle occupe, par moments – brefs fort heureusement –, mon esprit. J’ai du mal, en effet, avec cette idée d’une vie attachée à un souvenir auquel nous voudrions avec acharnement mettre fin. Et pourquoi donc ce « un » ? exclusif. Serait-il celui d’une époque – l’enfance, l’extrême vieillesse… – ; d’un pays ; d’une histoire ; d’une relation amoureuse, amicale ; d’une émotion ?… Une séquence de notre vie, cadrée, coupée dans le film du passé, qui serait stockée dans nos mémoires, comme un fichier dans un ordinateur ? Que cela soit hors de notre portée, chaque jour de notre vie le démontre aisément. Que je sois fait de ce que je fus, sans doute. Mais ce que j’en sais, ou me remémore, n’est un ensemble de représentations subjectives nécessairement colorées par ce que je vis au présent, mon caractère, mon histoire personnelle, mes connaissances, mes opinions, croyances… mes projections sur l’avenir. Un film fait de trous, de faux souvenirs, d’erreurs… Rien de définitivement assuré une bonne fois pour toutes dont je poursuivrais obstinément l’accomplissement. Ma mémoire et mes souvenirs changent avec le temps. Je ne suis pas – ne suis plus – que le seul souvenir d’un enfant, notamment !
Quelqu’un qui sait mon goût pour l’œuvre de Patrick Modiano, m’a fait remarquer que cette phrase de René Char est inscrite en exergue de son « Livret de famille » paru en 1977. Ce qui serait contradictoire à mon propos, me dit-il. Alors que j’y vois plutôt une confirmation. Pour l’écrivain, en effet, la mémoire est une contrée fragmentée, jamais tout à fait sûre, toujours à revisiter. C’est un territoire intérieur brumeux aux frontières floues. On y erre sans fin, on s’y perd parfois. Et les mots, les images, butent toujours sur un indéchiffrable noyau. Vivre, c’est réduire par tous les moyens l’ambiguïté propres à nos souvenirs. S’obstiner à les achever, c’est risquer la névrose. Le bégaiement à coup sûr.
Je relis – à voix haute, cette fois – cette phrase de René Char et ne peux me défaire d’un sentiment de lourdeur. Elle sonne mal ! Épaisse, elle grince aussi avec cet hiatus – « à achever » – en son cœur. D’autres pourtant la trouvent magnifique…
Pierre Reverdy, né le 11 septembre 1889 (13 septembre 1889 selon l’état civil) à Narbonne et mort le 17 juin 1960 à Solesmes, fut un grand poète précurseur du mouvement surréaliste du XXe siècle, ami et admiré par les plus grands : Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Louis Aragon, André Breton, Philippe Soupault, Tristan Tzara… Il était à l’honneur dans sa ville natale pour cette 39e édition – les 17 et 18 septembre – des Journées européennes du patrimoine, conçue et réalisée par les équipes de la Médiathèque du Grand Narbonne. Pour leur ouverture, en effet, dès le vendredi 16 septembre, étaient au programme une conférence-lecture de Jean-Baptiste Para, suivie du vernissage de l’exposition qui lui était consacrée : « Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour ». Une exposition remarquable à la fois par la qualité du « fonds » constitué par la Médiathèque : plus de 60 ouvrages (éditions originales, œuvres illustrées par de grands artistes), et l’élégance didactique de sa présentation. Un peu avant sa visite, Jean-Baptiste Para, lui-même poète, critique d’art et rédacteur en chef de la revue littéraire Europe nous avait présenté les grandes lignes de la vie de cet immense poète et de son œuvre, ses relations avec ses amis, poètes et peintres majeurs du XXe siècle. Ce fut un moment de grâce ! Un bel exercice d’admiration empreint d’humilité dont l’érudition et l’intelligence parvenaient à nous rendre sensible un imaginaire et une poésie considérée par beaucoup comme difficile d’accès. La voix de Jean-Baptiste Para, ronde et douce, y contribuait grandement… C’était la première fois que Pierre Reverdy se faisait ainsi entendre. Plus tard, j’ai ouvert ma liseuse et relu les surlignements de son « Livre de mon bord » (1948) faits à l’occasion de mes lectures. En voici trois :
« Le style, c’est peut-être l’homme. Mais l’art d’écrire est plein de perfidie. On lit avec intérêt l’ouvrage d’un homme avec qui l’on ne pourrait parler cinq minutes sans avoir envie de le gifler, et tel autre, que l’on trouve crispant à lire, si on le connaissait, pourrait être un charmant ami. »
« Il y a les idées qui partent dans l’air, dans la réalité comme des balles de pelote. Les dures, les bonnes rebondissent — les molles, les mauvaises, les fausses retombent au pied du mur, lamentables. Mais c’est de celles-là que l’on est, précisément, assommé. »
« Un visage plein de sourires, comme une coupe de beaux fruits. »
C’était hier. Elle était avec un petit groupe autour d’un guide sur la place de l’hôtel de ville à écouter ses explications – elle semblait attentive ! Et quand son visage s’est tourné vers le mien, c’était comme une coupe de beaux fruits … « Chose troublante dans ce monde de haine — un regard inconnu d’où déborde la sympathie. » (Le livre de mon bord)
Avec son « Âme brisée », j’entrais, « hier », par le plus grand des hasards, dans l’univers romanesque d’Akira Mizubayashi. Une révélation qui m’a poussé à ouvrir un autre de ses romans : « Reine de coeur ». Pour y retrouver les mêmes qualités de forme et de style qui m’avaient tant séduit lors de ma précédente lecture. Akira Mizubayashi, pour ceux qui ont la chance de ne pas encore le connaître, est un romancier japonais qui écrit directement en français. Une langue qu’il maîtrise parfaitement pour la mettre au service d’une sensibilité et d’une esthétique, disons « japonaise ». Son style est élégant et sa prose simple et précise. Une sobriété de ton et de forme, caractéristique d’une conception de la vie soumise à la fugacité et au hasard ; à l’imprévu, l’aléatoire. En ce sens, on peut dire d’Akira Mizubayashi qu’il est un classique français demeuré « philosophiquement » japonais.
Dans ce roman, l’histoire qu’Akira Mizubayashi nous raconte commence en 1939. Jun Mizukami, jeune altiste, perfectionne alors son art à Paris et vit une belle histoire d’amour avec Anna, une jeune institutrice. Le Japon entrant en guerre, il doit regagner son pays « en proie à la folie belliciste, au désir d’expansion coloniale, à la politique fanatique d’un État militarisé ». Chacun emporte la moitié d’une photo déchirée en deux, formant des vœux que plus tard ils pourront la réunir. De leur dernière nuit ensemble naîtra une fille.
Dans le premier mouvement de ce texte composé comme une symphonie, l’on découvre Jun, en Mandchourie, sommé par son supérieur inculte et fanatisé d’exécuter au sabre, en lui tranchant la tête, un révolté chinois. Des têtes tombent dans des fosses creusées par les futures victimes, tandis qu’à des milliers de kilomètres des bombes pleuvent sur la France où Anna fuit Paris.
Quelques décennies plus tard, une jeune altiste, la petite fille d’Anna, Marie-Mizuné, se voit offrir par un inconnu, à la sortie d’un concert, un livre au titre énigmatique : L’oreille voit, l’œil écoute : « Un roman qui cherche à brosser le portrait d’un musicien résistant broyé par la violence de l’Histoire… Il est enrôlé dans l’armée, il est amené à connaître et même à commettre des atrocités, mais […] il fait tout pour ne pas perdre son âme, au risque de devenir fou… »
Plus elle avance dans sa lecture, plus Mizuné devine l’histoire d’un grand-père qu’elle n’a jamais connu mais qui, comme elle, était altiste avant d’être contraint de troquer son archet contre un sabre. Elle rencontrera, à son initiative, l’auteur de ce roman, un nommé Otto Takosch, un pseudonyme germanique sous lequel se cache en réalité un jeune japonais, Otohiko, qui se révélera être le petit-fils de Jun. De ce hasard miraculeux naîtra une nouvelle histoire d’amour. Les deux moitiés de la photo de leurs grands parents seront dès lors réunies et l’alto de Jun, lui aussi enfin retrouvé et restauré, renaîtra sous les doigts de Mizuné. Signé « Reine » par son luthier japonais, elle en fera sa Reine de cœur…
Comme dans « Âme brisée », la musique imprègne de bout en bout ce roman dont la forme, avec ses cinq mouvements, épouse celle de la huitième symphonie de Chostakovitch. Une symphonie qui exprime avec des moyens propres à la musique toute la violence de la guerre et ses effets ravageurs sur le psychisme humain – Admirables sont les pages qu’Akira Mizubayashi consacre à cette œuvre !
On ne lit pas seulement « Reine de cœur ». On l’écoute. Et on entend alors l’histoire de tous les personnages. La grande aussi. Celle dans laquelle ils « jouent » et risquent leur vie. Chacun, et tour à tour, soliste ou prisonnier des circonstances de l’époque.
La dernière page lue de ce roman envoûtant, je me suis précipité sur ma chaîne Hi Fi pour y insérer le CD de la symphonie concertante de Mozart. J’aime me laisser aller dans ces atmosphères mélancoliques. J’y puise l’énergie nécessaire pour résister à la violence, à la bêtise et à la laideur qui, tous les matins du monde, se présentent à moi ou se font bruyamment entendre. Aussi, le scepticisme doux d’Akira Mizubayashi, la virtuosité de ses compositions, la « beauté plastique » de sa prose et ses variations sur les thèmes de la fidélité, de l’amitié, de la transmission, de la résistance aux nationalismes porteurs de haine et de violences sont un précieux viatique par ces temps lourds et sombres. Lisez-le donc ! Écoutez-le !
Dans la « Reine de cœur », que je lis en ce moment, Akira Mizubayaschi fait souvent dire à ses principaux personnages qu’ils entendent avec leurs yeux et voient avec leurs oreilles. Ainsi le monde leur apparaît comme une partition musicale sur laquelle s’inscrivent et se font entendre toutes leurs émotions, tous leurs sentiments : des plus tendres jusqu’aux plus cruels… Une expérience qu’il m’est souvent arrivé de vivre. Comme ce soir où j’admirais les derniers éclats du soleil basculant de l’autre côté du massif de la Clape, dans la plaine Narbonnaise. Le ciel offrait un spectacle merveilleux. Le vent d’Ouest rendait l’air plus léger et le silence respirait à son souffle. Au premier plan se détachait un pin somptueux aux ailes cuivrées. Alors j’entendais une voix de baryton déclamer ces vers de Baudelaire :
Picasso Pablo (dit), Ruiz Picasso Pablo (1881-1973). Paris, musée national Picasso – Paris. MP72. Partager :ImprimerE-mailTweetThreadsJ’aime ça :J’aime chargement… […]