« Jusqu’alors, je n’avais jamais regardé avec autant d’attention ses mains. »

 

Jusqu’alors, je n’avais jamais regardé ses mains avec autant d’attention. Non sans raison, d’ailleurs ! Enfant et jeune adolescent, je les redoutais plutôt. Vives, elles l’étaient ; et agiles pareillement pour tirer une oreille, y glisser prestement son petit doigt humide les « jours de sortie » ou pour placer sèchement une barrette sur un « épi » de cheveux particulièrement rebelle. Je craignais trop souvent qu’elles n’enflamment aussi mes joues ; et ne garde aujourd’hui aucun souvenir de leur caressante douceur. Les tenir dans les miennes, comme hier, abandonnées mais confiantes, était en ce temps-là du reste inconcevable. Hier donc, elles étaient dans ce moment où la chair palpite au seul diapason des émotions, d’une extraordinaire légèreté. Sous leur peau d’une blancheur opaline, de larges veines bleues en gonflaient la surface d’une finesse semblable à celle du papier de soie. Je lui faisais remarquer qu’aucune, ou si peu, tache brune ne les enlaidissait, que ses doigts n’étaient pas marqués par de vilaines cicatrices, que ses mains avaient de celles d’un enfant le velouté. Je ne saurais dire combien le temps a passé ainsi, mais je sais que peu de mots furent échangés : regards et caresses suffisaient. Il arrive un âge en effet où rien n’importe plus que le témoignage des sens, où la vie s’éprend de la chaleur de mains confondues dans un îlot d’indicible tendresse. Le temps de le comprendre, il est hélas ! souvent trop tard…

Stop à l’impérialisme vélociplédique !

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Mardi 18 heures.
Nous étions sur le même trottoir, large et désert. Il était 18 heures environ. Je marchais d’un bon pas, l’esprit en balade ; elle roulait d’un bon train, ses cheveux au vent. Nous avancions l’un vers l’autre quand j’avisai soudain les mouvements suspects de sa bicyclette.

La beauté et la création brillent encore au milieu de toutes ces choses qui tombent.

 
 
 
 
 
 
Jeudi.
Les premières feuilles tombent, les vignes rouillent, le soleil perce un ciel bas et menaçant, les journalistes attendent le prix Goncourt. Le soir venu les corbeaux tournoient sur Saint Just. Ce sont les vacances de la Toussaint. Des jeunes gens se promènent en ville. Ils montrent leurs corps, en jouissent comme en plein été. Les terrasses sont pleines et les rues vides. Dans la nuit de samedi à dimanche, nous gagnerons une heure de lumière. Ce sera le mois de novembre. Il est marqué par la mort des choses. Mila nous demande pourquoi ces fleurs en pots sur le palier : « c’est pour les amener au potager ? ». On rit ! On choisit nos mots pour lui dire nos visites rituelles aux cimetières. Et leurs sens. Sa génération et celle de ses parents ne connaissent que la fête d’Halloween ; ses déguisements, ses déambulations, ses bonbons, les dessins animés, les spectacles. Avec elles, les nécropoles ne seront bientôt plus fleuries les premiers jours de novembre. Les morts seront abandonnés dans des déserts de granit. Le temps perd de la profondeur aussi, disais-je à Thierry, autour d’un café. Et plus rien n’est symbole dans un monde sans mémoire devenu plat, comme nos écrans, ajouta-t-il. Dans la rue du 1er mai, – je n’y passe jamais, – je me suis arrêté devant la vitrine d’une fleuriste. Splendide ! Toute en simplicité et élégance ; une harmonie japonisante de formes et de couleurs : une joie pour l’esprit. J’ai échangé quelques mots avec sa jolie propriétaire. Elle a ouvert son magasin l’an dernier, en décembre. Autant dire aujourd’hui. La terre et les saisons tournent, mais la beauté et la création brillent encore au milieu de toutes ces choses qui tombent.

Dans sa mémoire trouée, elle s’efforce de raccorder des bouts d’image.

Rembrandt, Harmensz. Van Rijn, Musée du Louvre, Département des Arts graphiques.

 

« Monsieur. Je suis perdu. Tu me raccompagnes à la maison. C’est triste. On s’habitue. Michel ? » Dans sa mémoire trouée, elle s’efforce de raccorder des bouts d’image. Je vois bien ses efforts. Parfois elle y parvient. Alors elle lève sa tête ; tend ses joues en pinçant ses lèvres, plisse ses yeux et esquisse un sourire. Je veux croire à ces brefs instants de lucidité ; que l’image qu’elle se fait de moi est bien celle de son fils. Mais laquelle ? Et comment le saurais-je, si un jour je l’ai jamais su ? Et moi d’elle ! Quoi qu’on dise ou fasse, en bien ou en mal, on ne sait jamais comment les autres nous voient. Nous sommes prisonniers des apparences et vivons dans un monde de perpétuels malentendus. Et comme le langage n’épuise jamais l’infini du monde réel, les images que nous nous faisons d’autrui – et de soi – n’épuisent jamais l’infini de notre humanité commune. Je sais que rien désormais ne pourra changer le cours de cette fin de vie qui, un jour d’avril, donna la mienne. Émilienne sera encore longtemps là, fragile et perdue dans son coin. Cette laideur aussi, autour de nous, qui soudain s’impose, comme un reproche aux vivants de l’être…